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Ferdinand Buisson et Charles Wagner, Libre pensée et protestantisme libéral, Théolib

 

Un beau reste

 

J’ai un ami, un franc-maçon athée, dont j’admire l’humanisme et l’idéalisme. Nous sommes d’accord sur bien des points. Quand nous discutons, il m’arrive de me demander : « qu’est-ce qui nous distingue exactement ? N’essaie-t-il pas de dire dans un langage laïc cela même que je tente d’exprimer dans un vocabulaire religieux ? » Cette question rejoint celle que Ferdinand Buisson et Charles Wagner se posent en 1903.

Buisson, un personnage alors considérable, a été un des fondateurs de l’école républicaine, puis il est devenu député. En 1922, il recevra le prix Nobel de la Paix. Sa rigueur de pensée et son exigence morale sont largement reconnues. Au départ protestant libéral, il se rapproche des libres-penseurs jusqu’à présider un de leurs congrès. Cette évolution inquiète ses amis libéraux.

Buisson leur écrit alors quatre lettres pour s’expliquer et aussi pour les inviter à suivre le même chemin que lui. Ce faisant, estime-t-il, ils n’abandonneront ni ne renieront le protestantisme ; bien au contraire, ils lui seront fidèles et iront jusqu’au bout de ses principes. Sur le libre examen, sur la défense de la liberté de conscience, sur la lecture historique des écrits bibliques, sur le rejet d’une religion aliénante, libéraux et libres-penseurs s’accordent. Certes, les premiers affirment et les seconds rejettent Dieu ; mais Dieu, demande Buisson, désigne-t-il en fin de compte autre chose que le beau, le bien, le vrai, ces valeurs que prônent les libres penseurs spiritualistes ou idéalistes ?

Les protestants libéraux demandent à l’un des leurs, le pasteur Wagner, de répondre à Buisson (qu’il estime et dont il est proche). Il rédige, à son tour, quatre lettres qui sont à la fois profondes, claires et belles ; elles allient une logique serrée (encore plus que celle de Buisson) à un sens poétique et religieux. Les raisonnements ont du souffle et les envolées ne se font jamais aux dépens de la solidité de la pensée.

Pour Wagner, orthodoxes et libres-penseurs ont en commun de figer la foi dans des croyances à accepter ou à refuser. Ils enferment Dieu, le Christ et l’Esprit dans des dogmes, des légendes et des rites. Les orthodoxes disent aux libéraux : « acceptez tout, même l’absurde et le scandaleux, sinon vous êtes des incroyants qui n’osent pas se l’avouer ». Les libres-penseurs leur disent : « rejetez tout ; éliminez Dieu, le Christ et l’Esprit puisque les dogmes et les légendes qui en parlent vont contre la raison et favorisent la superstition ». Wagner dénonce cette logique du tout ou rien, du « bloc contre bloc ». Il lui oppose l’esprit de prophétie qui n’identifie jamais Dieu avec des structures religieuses. Le chrétien libéral critique sans détruire. Il cherche l’esprit à travers et au-delà de la lettre, la vérité à travers et au-delà des symboles, le sacré à travers et au-delà des rites. Les textes, les doctrines et les sacrements ont du sens (qui n’est pas celui que leur attribue l’orthodoxie) quand ils véhiculent une réalité qui les dépasse et les relativise. Il faut absolument les spiritualiser, mais « spiritualiser n’est pas volatiliser ».

Il ne reste que Dieu pour nous séparer, écrit Buisson. Peut-être, répond Wagner, mais « quel beau reste » ! Dieu ne se réduit pas à une doctrine métaphysique ni à un idéal abstrait ; il est présence, révolte et mobilisation contre l’inacceptable, refus de la fatalité et du déterminisme, espérance en et pour l’homme. La raison est nécessaire, mais elle n’apporte pas à l’homme tout ce qu’il peut recevoir et dont il a besoin pour vivre humainement.

Je vais offrir ce livre à mon ami athée. Qu’en pensera-t-il ? Je ne sais, de même que nous ignorons comment Buisson a réagi aux propos de Wagner. En tout cas, plus d’un siècle après qu’elles aient été écrites, ces pages continuent à me faire réfléchir et à me stimuler.

André Gounelle
Évangile et Liberté, septembre 2008

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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