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Albert Schweitzer

 

Il n’est pas facile de parler justement de Schweitzer. Il est à la fois assez connu et très méconnu. Certains, en particulier mais pas seulement dans son Alsace natale, l’ont porté aux nues, encensé, voire adulé, ont vu en lui un saint ou un héros des temps modernes, et ont tissé une sorte de légende dorée hagiographique. D’autres, au contraire, l’ont traîné dans la boue, en ont dressé un portrait négatif, sombre, parfois sinistre, l’ont accusé d’autoritarisme, de paternalisme, de colonialisme, voire de brutalité, et ont critiqué la manière dont il avait conçu et dont il dirigeait son hôpital. Les Églises qui supportaient mal son indépendance et son non conformisme lui ont été longtemps hostiles avant de s’efforcer de le récupérer quand il est devenu à la mode. On l’a tantôt excessivement louangé, tantôt exagérément dénigré. Par contre, rarement on l’a lu, travaillé et essayé de le comprendre.

Ce soir, je laisserai presque complètement de côté l’homme et sa vie. Je ne m’étendrai pas non plus sur son œuvre de philosophe, d’analyste de la culture, d’historien des religions et de musicien - musicologue. Je parlerai seulement de sa pensée théologique, peut-être devrais-je même dire « pastorale », car, comme Laurent Gagnebin l’a très bien vu, Schweitzer est avant tout un pasteur, un prédicateur. Je n’essaierai pas de dresser un panorama d’ensemble de cette pensée, je m’en tiendrai à trois thèmes, que je vais passablement simplifier et schématiser : « L’évangile du Royaume », « La spécificité du christianisme », et « Le respect de la vie ».

 

L’évangile du Royaume

En 1902, Schweitzer, âgé de 27 ans, est nommé Privatdozent à la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg. Deux questions agitent alors le monde théologique et retiennent son attention. D’abord, celle de la personne de Jésus : que peut-on, historiquement, en savoir et en dire ? C’est le problème dit du « Jésus historique ». Ensuite, deuxième question : quel est le message du Nouveau Testament, en quoi consiste l’évangile, la bonne nouvelle qu’il annonce ? C’est le problème qu’on nomme dans le vocabulaire de cette époque, « l’essence du christianisme ».

Le secret de Jésus

Schweitzer est très sensible à la distance qui nous sépare du Nouveau Testament. Distance non seulement temporelle des vingt siècles qui se sont écoulés depuis sa rédaction, mais aussi et surtout distance culturelle. Les écrits qui le composent viennent d’un monde qui n’a pas grand rapport avec celui d’aujourd’hui. On y trouve des modes d’expression, des manières de penser, des croyances très différentes des nôtres.

Il y a, donc, un éloignement, Schweitzer écrit une « étrangeté » de Jésus par rapport à nous et à notre époque. On l’oublie facilement. Prédicateurs et croyants imaginent souvent Jésus et en parlent comme s’il était un européen d’aujourd’hui. Pensons à ce pasteur anglais du 19ème siècle, que mentionne dans un roman très ironique Samuel Butler, qui tout tranquillement expliquait à ses paroissiens que Jésus aurait volontiers pris une tasse de thé, avec un nuage de lait, dans le salon de son presbytère, mais que par contre, il aurait refusé avec indignation d'aller boire une bière en fumant une cigarette dans un pub de la ville. Propos caricatural, certes. Pourtant, de manière plus subtile, plus savante, mais non moins naïve, les spécialistes proposent une image du Christ qui reflète leurs propres conceptions et perdent de vue qu’il appartient à un tout autre univers intellectuel, spirituel et existentiel. Dans un ouvrage paru en 1906, où il examine les principales publications consacrées à Jésus depuis un siècle, Schweitzer montre qu’elles en font un spiritualiste, un idéaliste, un romantique, parfois un socialisant, en tout cas quelqu’un de conforme à l’idéal religieux des auteurs de ces livres. Sans s’en rendre compte, ils le modernisent, l’accommodent à leurs goûts, le déforment. En fait, nous ne savons pas grand chose de Jésus. Il nous est caché, énigmatique.

Il importe de bien préciser où se situe, pour Schweitzer, le mystère de Jésus. Pas dans les événements que raconte le Nouveau Testament. Schweitzer estime qu’une lecture critique des textes permet de reconstituer assez exactement ce qui s’est passé ; il juge fiable la chronologie de Matthieu et il trouve exagéré le scepticisme historique de la Formgeschichte. Le mystère ne signifie pas non plus que Jésus soit absent, que nous n’ayons aucune relation vivante avec lui ; au contraire, dans la foi nous avons une proximité et sommes en communion avec lui ; la piété de Schweitzer est fortement christocentrique. Le mystère ne tient pas seulement à la différence de culture : Jésus est certes un étranger, mais un étranger on peut, au prix d’un « dépaysement », le connaître et le comprendre, au moins en partie. Plus qu’un étranger, Jésus est un inconnu ; ses proches, ses disciples eux-mêmes, qui participent à la même culture, « ne savaient pas qui il était. »

Il s’agit, pourrait-on dire, d’un secret ontologique. La personne de Jésus, son être, sa nature profonde nous sont inaccessibles. Les doctrines définies par les Conciles et professées par la plupart des Églises sont des spéculations gratuites et invérifiables. Aux yeux de Schweitzer, la Bible ne fournit pas d’éléments suffisants pour fonder et légitimer la christologie classique ni, d’ailleurs, pour en construire une autre. Schweitzer se refuse à définir l’être de Jésus : est-il simplement un très grand prophète, un maître de sagesse, ou faut-il voir en lui un Dieu-homme réunissant en sa personne natures humaine et divine ? Nous n’en savons rien et n’avons pas les moyens de le savoir. Par contre, Schweitzer sait bien que Jésus est l’inspirateur de sa vie, celui qui anime et soutient son action, celui qui l’a conduit là où il ne pensait pas aller. La puissance de Jésus nous mobilise, mais son être nous est hermétique, inconnaissable.

Le message de l’évangile

Deuxième interrogation : quel est le message du Nouveau Testament, quelle est « l’essence du christianisme » ? Á cette question, au début du 20ème siècle, la théologie protestante donne deux réponses principales, avec, pour chacune, de nombreuses variantes. Selon les courants dits orthodoxes, le message central du Nouveau Testament, c’est le sacrifice expiatoire de Jésus qui meurt à notre place, prend sur lui nos fautes, en porte le châtiment et du coup nous en dispense. Pour les courants dits libéraux, le message central du Nouveau Testament, c’est, selon les termes d’Adolf Harnack, l’un des très grands théologiens de cette époque, « la paternité de Dieu et la valeur de l’âme humaine », que Jésus annonce et concrétise. Ces deux réponses sont différentes, mais elles ont en commun de mettre l’accent uniquement sur la relation entre Dieu et le croyant (« Dieu et l’âme » disait-on à l’époque); elles situent, l’une et l’autre, l’évangile dans le cadre du lien intime et personnel du croyant avec son créateur et sauveur.

Á partir de sa lecture du Nouveau Testament, Schweitzer donne une réponse très différente. Selon lui, ce que le Nouveau Testament proclame, ce que Jésus et à sa suite Paul annoncent, c’est l’imminence d’une grande catastrophe qui mettra un terme au monde actuel et inaugurera un monde nouveau, le « Royaume de Dieu », conforme à la volonté divine. La prédication de Jésus a donc une visée cosmique, pas seulement intimiste ; elle est essentiellement eschatologique, tournée vers la fin non pas des temps mais de notre temps, et vers la venue d’un temps totalement autre. Longtemps, on avait estimé que dans le Nouveau Testament l’eschatologie était secondaire accessoire, limitée, qu’elle n’était que peu signifiante. Voilà que Schweitzer déclare qu’elle est centrale, déterminante, qu’elle constitue le cœur de l’évangile.

Cette affirmation soulève un énorme problème. En effet, ce qui était crédible dans l’Antiquité et qui l’est resté longtemps ne l’est plus du tout en ce début de vingtième siècle (ce l’est peut-être plus aujourd’hui). On peut, certes, imaginer la fin de notre terre et la fin de l’humanité, Schweitzer le rappellera dans ses prises de positions contre la bombe atomique au moment où en 1952, il reçoit le prix Nobel de la Paix. Mais, autour de 1900, qui, sérieusement, peut croire en la fin de l’Univers en son ensemble et dans le surgissement d’un univers différent ? Schweitzer estime nécessaire et légitime d’opérer une transposition, de penser autrement l’eschatologie. Ce que le Nouveau Testament exprime dans un langage apocalyptique révolu, le croyant d’aujourd’hui doit le traduire en termes éthiques. Pour nous, le « Royaume de Dieu » est la « fin » au sens du but à poursuivre et non pas d’un achèvement temporel. Ce but est la priorité qui doit orienter la vie chrétienne. Á un pasteur qui lui reprochait de minimiser l’importance de la Croix et de la Résurrection, Schweitzer écrit une lettre où il plaide pour une religion qui, au lieu d’être archéologique, de se centrer sur le rappel d’événements passés (le Vendredi Saint et Pâques), soit eschatologique, se tourne vers l’avenir, vers ce nouveau monde que prêche Jésus.

Quand entre 1902 et 1910, Schweitzer expose dans plusieurs publications sa découverte de la centralité de l’eschatologie, il provoque un tollé général. On a recensé les comptes-rendus de ses livres publiés dans les revues de l’époque ; aucun n’est favorable. Schweitzer fait l’unanimité contre lui. Les orthodoxes l’accusent de ruiner l’autorité de Jésus en lui attribuant des erreurs puisque la fin imminente du monde qu’il prévoyait ne s’est pas produite. Les libéraux lui reprochent d’assimiler Jésus à ces prédicateurs extravagants qui annoncent la fin du monde et de le rendre inacceptable pour l’esprit moderne. Les thèses de Schweitzer feront cependant leur chemin, et il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour contester l’importance centrale de l’eschatologie dans le Nouveau Testament. De plus, en montrant l’écart entre la vision du monde du premier siècle et la nôtre, Schweitzer fait surgir le problème qui préoccupera tellement la génération suivante : celui de l’herméneutique ou de l’interprétation.

 

La spécificité du christianisme

J’en arrive au deuxième thème, que j’ai intitulé « la spécificité du christianisme ». Qu’est-ce qui, parmi les religions, les sagesses et les spiritualités du monde, caractérise le christianisme ? En quoi se distingue-t-il ? Ne pourrait-on pas trouver autre part, par exemple en Asie, quelque chose d’autre et de plus satisfaisant qui répondrait mieux aux besoins et aux aspirations de l’être humain ?

La confrontation avec les autres religions

Cette question se pose avec force au lendemain de la première guerre mondiale qui, aux yeux de beaucoup d’européens, démontre l’échec total du christianisme : il n’a pas su ou pu empêcher le conflit et les Églises se sont souvent lourdement compromises en approuvant, encourageant et bénissant les nations belligérantes et leurs armées. Le discrédit du christianisme a certes aussi d’autres raisons, mais celle-ci dans les années 20 est importante. Ceux qui ont soif de spiritualité cherchent ailleurs et souvent se tournent vers les religions et sagesses orientales qui deviennent à la mode. Selon un mot qui circule et qu’on se répète, les européens sont prêts à adorer n’importe quel Dieu, pourvu qu’il porte turban et babouches.

En dehors même de ce contexte précis, il s’agit d’une question pertinente et importante. Au dix-neuvième siècle, de nombreux théologiens s’efforcent de montrer que le christianisme est, selon l’expression de l’époque, « la religion absolue », c’est à dire la seule religion totalement vraie. Dans l’entre deux guerres, Karl Barth, oppose les religions, qui sont selon lui de vains efforts de l’homme pour atteindre Dieu, à la révélation par laquelle Dieu atteint l’homme. La révélation a lieu uniquement en Jésus Christ. L’évangile vient de Dieu et suscite la foi, c’est sa spécificité, tandis les religions sont des inventions humaines, elles sont le fruit de l’incrédulité qui est confiance en l’homme et insoumission à Dieu. Peter Berger (The Heretical Imperative, Anchor Press, 1979, p.84) rapporte une conversation significative qui a eu lieu probablement dans les années 1950 entre Barth et D.T. Niles, évêque anglican de l'Église Unie d'Inde du Sud. Barth affirme que la religion est incrédulité. Niles lui demande: « combien avez-vous rencontré d'hindous ? ». « Aucun », répond Barth. Question de Niles : « Comment savez-vous alors que l'hindouisme est incrédulité ? ». Réponse de Barth : « a priori ». Les religions sont disqualifiées par principe, sans qu’on ait besoin de les examiner. L’évangile est hors classe, hors concours, d’un autre ordre, ce qui le rend indiscutable, incomparable et dévalue tout le reste.

Schweitzer rejette complètement ce genre d’argumentation. En 1922, il explique à des missionnaires anglais qu’il refuse d'affirmer d'emblée, a priori, comme un postulat, la vérité et la supériorité de la foi chrétienne. Ceux qui adoptent cette démarche renoncent à toute enquête, refusent, par dogmatisme, examens, recherches et comparaisons. Plutôt que de confronter le christianisme avec les autres religions, ils préfèrent le mettre à l'abri. Ils se retirent ainsi, écrit Schweitzer, « sur une montagne fortifiée, certes inexpugnable, mais d'où on ne peut exercer aucun pouvoir ». Schweitzer estime que le christianisme ne doit « revendiquer aucun privilège, mais prendre part au combat des idées, en ne comptant que sur la force de sa vérité intrinsèque ».

Aussi Schweitzer va-t-il se mettre à l’étude des spiritualités et des pensées de l’Asie. Il commence par les grands penseurs de l’Inde auxquels il consacre un livre paru en 1936. Il entreprend ensuite une étude analogue sur la Chine qu’il n’aura pas le temps de mener à son terme ; on en a un manuscrit inachevé qui a été partiellement publié. Par contre, Schweitzer ne se préoccupe pas du judaïsme et écarte explicitement l’islam qu’il déclare, très injustement, dépourvu d’intérêt. Ces choix s’expliquent en grande partie par le contexte, par la situation culturelle de son époque.

Pour Schweitzer, une religion, quelle qu’elle soit, remplit deux fonctions*. Premièrement, elle fournit une explication de l'univers, ce que Schweitzer appelle une « conception du monde ». Deuxièmement, elle indique une direction, une orientation et donne des directives, ce que Schweitzer appelle « une conception de la vie », autrement dit une éthique. Schweitzer privilégie cette deuxième fonction. Il s’interroge essentiellement sur les attitudes et actions concrètes auxquelles conduisent les religions.

L’évangile, affirmation éthique de la vie.

Á quelles conclusions aboutit son enquête ? De manière typologique, même s’il n’emploie pas le mot, Schweitzer distingue deux grandes catégories de spiritualités.

Nous avons, en premier lieu, des spiritualités plutôt dualistes qui dissocient et opposent vérité divine et réalité mondaine. Pour elles, le monde est foncièrement mauvais, négatif ; il forme le domaine du matériel, du charnel, de l’illusoire, voire du diabolique. Elles invitent donc leurs fidèles à le fuir, à renoncer à leurs activités, à rompre leurs liens mondains pour s’adonner à l’ascèse et à la contemplation. Elles préconisent une évasion dans un au-delà ou un en-dedans. Le salut implique, selon elles, une rupture et un détachement ; il faut se désintéresser de l’ici-bas, de l’immanence, du matériel pour se préoccuper seulement de la transcendance, du spirituel. Cette manière de voir prédomine dans les sectes platoniciennes et gnostiques de l’Antiquité, dans le brahmanisme et le bouddhisme ; on la rencontre aussi dans certains courants du christianisme. Schweitzer la qualifie de « négation du monde et de la vie » (entendez : négation de la valeur spirituelle du monde et de la vie).

En second lieu, nous avons des spiritualités plutôt monistes qui, au contraire, identifient la vérité avec la réalité. Elles voient dans le monde l’émanation ou l’expression de la volonté divine. Á leurs yeux, tout ce qui existe et tout ce qui arrive vient de Dieu, a été décidé par lui. Par conséquent, il faut accepter l’ordre des choses et le cours des événements. La foi consiste à se mettre en accord et en harmonie avec ce qui est et ce qui se produit. Ces religions prêchent donc le consentement et la soumission. Cette seconde attitude l’emporte dans le stoïcisme, l’hindouisme, le confucianisme, et elle se trouve aussi dans certains courants du christianisme. On a ici, dira Schweitzer, « une affirmation non éthique du monde » (« non éthique » parce qu'elle ne distingue pas le bien et le mal : l’un et l’autre manifestent la volonté et la vérité divines).

L’évangile, tel que le comprend Schweitzer, n’entre dans aucune de ces deux catégories. Jésus ne prêche pas le refus du monde et la fuite dans le spirituel. Il n’appelle pas non plus à la soumission et à l’acceptation du monde tel qu’il est. Il n’enseigne ni que Dieu condamne le monde ni qu’il le légitime. Il annonce que Dieu est en train d’opérer ou va opérer un changement ; il fait ou il fera toutes choses nouvelles. On retrouve et on rejoint ici l’eschatologie. La vérité n’est ni évasion ni consentement ; elle est changement, un changement que le croyant n’attend pas passivement, mais auquel il collabore. Á la logique statique des religions, l’évangile oppose une vision dynamique, centrée sur la venue du Royaume, c’est à dire sur une transformation profonde de la réalité. Il affirme la valeur du monde, mais il le fait de manière éthique.

Pour l’évangile, il n’y a ni coïncidence ni opposition entre la vérité et la réalité, mais la vérité travaille la réalité, la subvertit, la conteste non pour la détruire mais pour la construire ou la reconstruire, entreprise jamais achevée, toujours à reprendre. En tant que conception du monde, ce n’est ni vraiment du dualisme ni vraiment du monisme ; à cet égard, l’évangile est moins cohérent, moins logique, moins unifié, moins satisfaisant intellectuellement que le stoïcisme ou que le bouddhisme ; on peut le juger inférieur. Par contre, sa conception de la vie est infiniment plus féconde, plus opérante, plus conforme à l’expérience et sous cet angle elle est supérieure.

S’agit-il vraiment d’une spécificité de l’évangile ? Ne trouve-t-on nulle part ailleurs la même vision, le même appel ? Dans une page de son manuscrit inachevé sur les religions de la Chine, Schweitzer se pose, sans y répondre, la question. Durant son enquête, il est tombé en effet sur une spiritualité chinoise qui lui semble avoir une conception de la vie très proche de celle de l’évangile. Mais - ici j’extrapole, Schweitzer ne le dit pas expressément - au fond, peu importe : l’évangile, le christianisme ne sont pas des fins en soi, des buts en eux-mêmes. Ce sont des moyens, des outils ou des voies pour promouvoir l’affirmation éthique de la vie. Si nous découvrons ailleurs d’autres outils et d’autres voies, tant mieux. Ne prétendons pas à une exclusivité ou à un monopole : nous sommes les serviteurs du Royaume, pas ses détenteurs. Le christianisme ne se proclame pas lui-même, il témoigne d’une vérité qui le dépasse et qui donc peut aussi se trouver ailleurs.

 

Le respect de la vie

Troisième grand thème, troisième partie de cet exposé : le respect de la vie.

La découverte de ce principe

Dans une page très connue, souvent citée, Schweitzer raconte sa découverte de ce principe, en 1915, au cours d’une navigation sur l’Ogoué :

« Le soir du troisième jour alors que nous avancions dans la lumière du soleil couchant, en dispersant au passage une bande d'hippopotames, soudain m'apparurent sans que je les eusse pressentis ou cherchés les mots : respect de la vie. La porte d'airain avait cédé. »

Schweitzer ne raconte pas ici un événement réel; il s’agit d’une narration largement inventée, d’une fiction littéraire, d’une reconstitution en grande partie imaginaire. Le décalage entre les récits autobiographiques et les données historiques n’est pas propre à Schweitzer, car comme l’écrit le québécois Jean-François Hamel (Revenances de la modernité, Ed. de Minuit, 200C ), « le récit ne se contente jamais de simplement rapporter une expérience, ni d'en témoigner passivement ; il la produit, la fabrique, la modèle ». En ce qui concerne le texte que je viens de citer, quelques indices le laissent soupçonner : « le troisième jour », cela rappelle quelque chose ; les « hippopotames », il y en a certes dans l’Ogoué, mais ceux-ci évoquent la fin de livre de Job où ils apparaissent avec les crocodiles pour symboliser l’énigme du monde ; et enfin « les portes d’airain » brisées viennent du psaume 107. Le caractère imaginaire de ce récit est devenu évident quand on a découvert en 1989 le texte de cours donnés en 1912 à Strasbourg par Schweitzer ; trois ans avant sa prétendue découverte, il y expose et développe, dans des exposés déjà très élaborés, le principe du respect de la vie. Ce cours a été publié aux éditions Van Dieren sous le titre Une pure volonté de vie.

Que veut dire « respect de la vie » ?

Pour éclairer le principe du respect de la vie, je donne trois indications.

1. La première porte sur le mot « respect ». Le mot allemand Ehrfurcht qu’utilise Schweitzer n’a pas de correspondant exact en français. Le terme respect (choisi par Schweitzer lui-même) ne le rend pas très bien

Ehrfurcht associe deux éléments : d’une part Ehre qui signifie hommage, honneur rendu, estime, considération ; d’autre part Furcht qui veut dire peur, appréhension, effroi. Pensons à la dualité du terme « crainte » dans la notion biblique de « crainte de Dieu ». Pensons aussi à la célèbre analyse de Rudolf Otto, parue en 1917, sur le sacré à la fois fascinant et terrifiant, séduisant et effrayant. Pour Schweitzer, la vie présente ce double caractère ; elle est précieuse et redoutable, magnifique et épouvantable, source de joies immenses et de souffrances abominables. Elle est, écrit-il, « l’horrible dans la splendeur, le non-sens dans la plénitude de sens, la douleur dans la joie ».

J’ajoute que, sous la plume de Schweitzer, « respect » ne désigne pas seulement ni principalement un sentiment. Il s’applique avant tout à un comportement, à une attitude, à une activité. Ce n’est pas un état d’âme ou un regard sur les choses sans effet pratique mais une tâche à entreprendre, un travail à accomplir, un combat à mener. Il s’agit de servir la vie, de la développer, de la cultiver, de la défendre contre ce qui la menace, y compris contre le danger qu’elle représente pour elle-même.

2.On a souvent écrit que le respect de la vie est un slogan superficiel, qui ne prend pas en compte la complexité de l’existence. Schweitzer, a-t-on dit, propose une morale généreuse, idéaliste, mais assez courte et peu réaliste parce qu’elle oublie l’imbrication constante et la relation dialectique qui existe entre la vie et la mort. Cette critique ne me paraît fausse. Schweitzer, je viens de le signaler, a parfaitement conscience de l’ambivalence de l’existence. Il sait bien que la mort alimente la vie, qu’entretenir une vie signifie toujours en faire disparaître d’autres. La vie se contredit elle-même, lutte contre elle-même, est son pire ennemi. Les vivants s’entre-déchirent, s'entre-tuent, s'entre-dévorent dans un immense carnage. Le monde des humains ne fait pas exception, mais là, plus clairement que chez les animaux, apparaît l’intuition – on pourrait dire la « révélation » - que la vie peut s’associer avec la vie ; là se manifeste timidement un élan pour que les vivants s’aident, s’allient, collaborent pour le plus grand bien de chacun. Parler du respect de la vie exprime la vision espérante et active d’une vie harmonieuse et non déchirée, solidaire et non adversaire, réconciliée avec elle-même et non pas condamnée à se maintenir par de perpétuels assassinats. Pensons à la prophétie eschatologique du loup habitant avec l’agneau, de la vipère jouant avec l’enfant sans qu’ils se fassent du mal (Ésaïe, 11, 6-10).

3. On a reproché à Schweitzer un dogmatisme et une rigidité allant jusqu’à l’absurde dans sa volonté de respecter la vie. On a raconté des anecdotes caricaturales et fausses sur son refus de tuer les moustiques, d’éliminer la vermine ou de chasser des animaux envahissant. Pourtant il ne présente jamais le respect de la vie comme une formule magique qui procurerait en toute occasion des solutions. Au contraire, il souligne que son application n’est souvent pas évidente, d’autant plus qu’il faut prendre en considération non seulement la vie en tant que fait, mais aussi sa qualité qu’il importe de préserver ; l’euthanasie et l’avortement ne contredisent pas toujours le principe du respect de la vie. Schweitzer a accepté, au moins une fois, l’interruption d’une grossesse non désirée pour des motifs personnels et non thérapeutiques. Toutefois, tuer par nécessité, parce que qu’on ne peut pas faire autrement reste un mal ; ce n’est jamais un bien et il ne faut pas le faire avec « bonne conscience ». Schweitzer ne prétend nullement que son principe résout et supprime tous les problèmes. Ils subsistent, parfois augmentent. « Le respect de la vie, écrit-il, me jette dans des perplexités que le monde ne connaît pas ». Ce principe donne seulement, et c’est essentiel, une orientation et une directive. Il est « germe » « fondement », « étalon » de l’éthique et non éthique développée. Il « ne prétend pas ériger un système clos et complet » ; il sait que la cathédrale restera inachevée, mais il veut en indiquer le « chœur » (on peut indifféremment écrire ici « chœur » ou « cœur »).

Le respect de la vie et l’évangile

Entre le message chrétien tel que le comprend Schweitzer et le principe du respect de la vie, il existe une profonde correspondance, voire une identité.

Nous avons vu que Schweitzer distingue deux grands types de religions qu’il oppose à l’évangile. D’abord, les religions qui condamnent le monde. Du même coup, elles méprisent la vie. Elles la considèrent comme un malheur et une déchéance dont il faut délivrer l’être humain. On ne peut donc pas parler à leur propos de respect de la vie. Les religions du second type estiment que la réalité reflète la volonté de Dieu ou répond à une nécessité logique, ce qui les amène à accepter, à justifier, voire à sanctifier la mort et toutes les forces négatives qui œuvrent dans le monde. Il n’y a pas non plus ici de respect de la vie. Par contre l’évangile, grâce à la vision dynamique qu’exprime son eschatologie, suscite un véritable service et un authentique respect de la vie. Il ne rejette ni ne dédaigne la vie sans pour cela légitimer la part de mal et de mort que comporte le monde. Ne pas s’évader dans un au-delà spirituel qui dévalorise le temporel, ne pas accepter l’état actuel du monde, mais travailler à changer la réalité pour que diminue l’écart, voire l’opposition entre ce qui est et ce qui doit être, entre la réalité et la vérité, voilà la tache que nous propose l’éthique du respect de la vie, et la mission que l’évangile nous donne.

Ainsi, conclut Schweitzer, « l’éthique du respect de la vie est l’éthique de Jésus reconnue comme une nécessité de la pensée ». Quand Schweitzer appelle au respect de la vie, il n’entend faire rien d’autre que de prêcher l’évangile en l’exprimant dans un langage différent de celui auquel nous sommes habitués. Pourquoi procéder à cette traduction et à cette transposition ? Comme beaucoup d’hommes de sa génération, Schweitzer a le sentiment que le christianisme officiel ou institutionnel a failli ; il a échoué et s’est déconsidéré. L’évangile perd tout impact et Jésus toute crédibilité, parce que les hommes le voient à travers des Églises défaillantes. Pour proclamer le message évangélique dans notre monde, pour le rendre vivant et agissant, Schweitzer estime qu’il faut inventer un langage différent. Il cherche, comme, un peu avant, avait essayé de le faire un autre alsacien, Charles Wagner, et comme devait le préconiser beaucoup plus tard Bonhoeffer, une expression laïque de l’évangile et il pense l’avoir trouvé avec « le respect de la vie ».

Conclusion

Je conclus très rapidement, en deux points :

1. La pensée de Schweitzer présente une unité profonde. Entre sa compréhension du message de Jésus, son interprétation du christianisme, sa réflexion philosophique ou éthique, il y a une grande cohérence. On ne peut pas dissocier en lui le chrétien et l’humaniste, le théologien et le philosophe ; ils se confondent et se rejoignent. Il souligne souvent l’accord ou la convergence entre la pensée et la religion. « Je dois à la pensée, écrit-il, d’être resté fidèle à la religion » et ailleurs : « le christianisme a besoin de la pensée pour prendre conscience de lui-même ». 

2. Schweitzer ne s’est pas contenté d’exposer et de défendre ses convictions par la parole et par l’écrit. Il a agi, il a vécu et mis en pratique ce qu’il a dit. La puissance mobilisatrice de l’évangile et sa volonté de servir la vie s’expriment dans ses discours et ses publications et aussi dans l’hôpital de Lambaréné ou dans ses prises de position contre l’arme atomique. Tomber dans le lyrisme et parler à son propos, comme certains, d’héroïsme, de sainteté et de sacrifice serait exagéré et faux. Par contre, il est juste de rappeler, sans tomber dans l’hagiographie, que Schweitzer s’est engagé avec persévérance, courage et obstination. Il a mesuré ce qu’il pouvait faire, et il l’a fait au prix d’un travail acharné. Il n’est pas sans défaut ni faiblesse, mais il a témoigné de l’évangile et servi la vie, il a pensé et agi avec une force et une authenticité qu’il faut savoir reconnaitre.

André Gounelle

 

Quelques citations

1

Les titres de Messie, de Fils de l’Homme, ou de Fils de Dieu qui furent attribués à Jésus dans le cadre idéologique du judaïsme tardif ne sauraient être pour nous autre chose que des symboles historiques […] Il ne faut y voir qu’une expression historiquement conditionnée […] Nous ne disposons d’aucun terme capable d’exprimer sa nature.

C’est comme un inconnu, sans nom, qu’il vient vers nous, comme, en son temps, sur les rives du lac de Tibériade, il s’était approché de ces hommes qui ne savaient qui il était. Il nous dit la même parole qu’à eux : « Toi, suis-moi » et nous met en face des tâches qu’il nous appartient, en son nom, d’accomplir à notre époque. Il commande. À ceux, sages ou hommes simples, qui lui obéiront, il se révélera par la paix, l’action, les luttes et les souffrances qu’ils vivront en communauté avec lui et c’est comme un mystère ineffable qu’ils apprendront qui il est ».

Histoire des recherches sur la vie de Jésus, « Considération finale » (1913), traduction J.P. Sorg, publié dans Études Théologiques et Religieuses 1994/2et dansAlbert Schweitzer, Humanisme et mystique, textes choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Albin Michel, 1995.

2

« Vous me reprochez de situer le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir au lieu de le placer dans le drame rédempteur lors de la mort de la résurrection de Jésus-Christ. Le reproche est juste … Seulement c’est Jésus lui-même qui situe le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir ! Je ne fais que m’y conformer, comme le faisaient le christianisme primitif et Saint Paul, et comme nous devons le faire nous-mêmes. Le centre de gravité de la foi chrétienne n’est pas le drame rédempteur de notre dogmatique mais la venue du Royaume de Dieu dans notre cœur et dans le monde. La nature du christianisme est constituée par la prédication de Jésus du Royaume qui est proche, pas par la théorie de la rédemption de saint Augustin. Ce qui doit nous occuper avant tout, c’est le Royaume de Dieu. Le reste (y compris la rédemption comme nous voulons la concevoir) nous sera donné, car elle est contenue dans le Royaume de Dieu. Elle n’est rien par elle-même.

Lettre datée du 11 juillet 1952 à Maurice Carrez publié dans Études théologiques et religieuses, 1985/2

3

« Comment et en quoi le christianisme constitue-t-il à nos yeux la sagesse la plus élevée et pourquoi le considérons-nous comme le levain qui doit pénétrer la pensée, la volonté et l’espérance humaine ?

À notre époque, il est particulièrement nécessaire d’éclaircir cette question. De nos jours, l’étude approfondie du sentiment religieux dans le monde se généralise. On étudie de manière objective les religions non chrétiennes du passé et les religions mondiales du présent. Autrefois, on se contentait d’étiqueter « paganisme » tout ce qui n’était pas christianisme et l’affaire était classée. Aujourd’hui, on fait valoir combien les autres religions contiennent des pensées sublimes et de profondes aspirations vers Dieu. Souvent même, on fait ressortir le fait que la conception du monde de certaines de ces religions dénote une pénétration bien supérieure à celle du christianisme qui reste toujours entachée d’une certaine naïveté. Certaines de ces religions mondiales, comme le bouddhisme et l’hindouisme, commencent à se prétendre supérieures au christianisme. Ceux de leurs représentants qui viennent en Europe y sont fêtés comme porteurs de vérités que le christianisme ne saurait transmettre de cette manière. […]

N’attendez pas de moi une apologie, au sens de défense du christianisme, comme on la pratique, hélas, trop souvent et qui consiste à affirmer que le christianisme renferme des vérités qui sont au-dessus de toute intelligence et qui n’ont donc pas à être expliquées par la raison. À mon avis, agir ainsi, c’est se retirer sur une montagne fortifiée, position certes inexpugnable, mais d’où on ne peut exercer aucun pouvoir. […]

Quand le christianisme entre en conflit avec la pensée philosophique et les autres religions, il ne doit, selon moi, revendiquer aucun privilège, mais prendre part au combat des idées en ne comptant que sur la force de sa vérité intrinsèque. »

Les religions mondiales et le christianisme, (1923), Van Dieren, 2000.

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« Le soir du troisième jour alors que nous avancions dans la lumière du soleil couchant, en dispersant au passage une bande d'hippopotames, soudain m'apparurent sans que je les eusse pressentis ou cherchés les mots : respect de la vie. La porte d'airain avait cédé. La piste s'était montrée à travers le fourré ».

Ma vie et ma pensée (1913), Albin Michel, 2013.

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« Le christianisme ne peut remplacer la pensée, il doit au contraire s’appuyer sur elle. Il n’est pas capable, à lui seul, de triompher du vide de pensée et du scepticisme. Et seule une époque qui a puisé dans la pensée une piété fondamentale est susceptible de reconnaître l’apport impérissable du christianisme.

De même que le fleuve est sauvé du desséchement parce qu’il s’alimente à un cours d’eau souterrain, de même le christianisme a besoin du cours souterrain de la piété issue de la pensée. Il ne parvient à la véritable puissance spirituelle que lorsque la voie de la religion est ouverte à la pensée.

Quant à moi, je sais que je dois à la pensée d’être resté fidèle à la religion.

L’homme qui pense est plus indépendant à l’égard de la vérité religieuse traditionnelle que celui qui ne pense pas, mais il ressent bien plus vivement ce qu’il y a de profond et d’impérissable en elle. Quiconque a reconnu que l’idée d’amour est le rayon spirituel qui nous vient de l’Infini cesse d’exiger que de la religion une connaissance complète du supra sensible. […]

Si occupé que je fusse du problème du mal et de la souffrance en ce monde, je ne me suis jamais perdu en méditations mélancoliques à ce sujet. Je me suis attaché à l’idée qu’il était donné à chacun de nous de faire cesser un peu de cette souffrance. Peu à peu, j’ai été amené à penser que tout ce que nous pouvions comprendre de ce problème, c’est qu’il nous faut suivre la voie de ceux qui veulent apporter la délivrance ».

Ma vie et ma pensée (1931) Albin Michel, 2013.

 

André Gounelle

feuilleNote :

* A. Schweitzer, Les religions mondiales et le christianisme, p.59.

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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