Définir le libéralisme ? Une gageure, écrivait Raphaël Picon (1968-2016).
Tous ceux qui ont essayé de le faire se sont vite aperçus qu’il s’agit
d’une entreprise semée d’embuches et de pièges. Elle est même peut-être
vouée d’avance à l’échec, parce que contradictoire. Elle se heurte à trois
difficultés.
D’abord, la notion de libéralisme varie selon les domaines où on l’applique
et les époques où on l’emploie. Ainsi aux États-Unis on appelle libéral
quelqu’un qui se situe politiquement à gauche, alors qu’en France ce sont
des gens appartenant à la droite qu’on qualifie de libéraux.
Ensuite, en général, le libéralisme ne forme pas un ensemble structuré
comme un parti ou une Église avec des autorités, des institutions
dirigeantes ou représentatives, avec des manifestes, des déclarations de
principes ou des confessions de foi qu’il serait facile d’analyser. Il est
une nébuleuse aux expressions multiples et évolutives.
Enfin, par nature, il résiste à la définition. Définir consiste toujours à
établir des distinctions, à poser des étiquettes, à ranger dans des cases
ou des cadres. Or le libéralisme nourrit une grande méfiance envers les
classifications ; il répugne aux délimitations et n’apprécie pas les
enfermements. Plutôt que de se cantonner et de se reposer à l’intérieur de
frontières, il tente de les repousser, de les traverser ou de les
transgresser ; il aspire sans cesse à aller ailleurs et à explorer autre
chose. Il incline à brouiller l’ordre en place et son tempérament l’incite
plus au voyage, au déplacement, au nomadisme qu’à l’installation et à la
sédentarité. Abraham quittant son domicile et sa terre pour parcourir les
routes lui paraît bien supérieur à Romulus entourant un espace, celui de la
ville qu’il veut fonder, par un fossé qu’il interdit de franchir. Le
libéralisme ressemble plus à un voyage qu’à une maison. Il préfère
cheminer, avancer que clôturer, arrêter, fixer. Se définir, dans cette
perspective, serait une incohérence et un reniement.
Pourtant, on ne peut pas se dispenser de dire ce qu’on est (ou ce qu’on
souhaite être), ce qu’on pense, ce qu’on croit, ce pourquoi on se bat. De
telles indications permettent à la fois de mieux se comprendre soi-même et
de dialoguer avec les autres. Elles évitent de se perdre dans des
brouillards. Elles écartent, au moins en partie, ces malentendus, qui
privent les débats de toute pertinence et les rend stériles, dont les
protestants libéraux s’estiment souvent victimes. Depuis le deuxième tiers
du 20ème siècle, où les pourfendre est devenu de bon ton, ils
ont le sentiment que bien des attaques dont ils sont l’objet s’en prennent
à une « caricature désobligeante », selon une expression de Bernard
Reymond, qu’elles visent un libéralisme plus imaginé que réel et
entretiennent ce que Laurent Gagnebin a appelé un « perpétuel contre-sens
». D’où la recherche de formulations aussi précises que possibles dont la
brève présentation publiée dans chaque numéro d’Évangile et Liberté
fournit un exemple: elle exprime des orientations plutôt que des positions
; elle a une valeur certes réelle (nous nous reconnaissons en elle), mais
relative, provisoire, amendable et non impérative (elle ne nous emprisonne
pas). C’est une définition qui, paradoxalement, se veut non définitive.
Dans cet esprit, je propose ici ni une définition ni une description, mais
une approche à partir du terme « libéral » lui-même et de ses emplois en
français. Il a trois sens différents, le premier relevant principalement du
champ éthique, le deuxième du vocabulaire politique et le troisième du
domaine économique.
Générosité
Dans la langue classique, celle du 17ème siècle, « libéral »
veut dire « généreux » et qualifie celui qui fait volontiers des «
libéralités », qui prend plaisir à donner et à offrir des cadeaux. Par
exemple, dans son Discours sur les passions de l’amour, Pascal parle
de « l’avaricieux » que son amour rend « libéral » (ce qui n’est guère le
cas de l’Harpagon de Molière).
En cette première acception, on considérera comme libérale une attitude
d’ouverture et de bienveillance envers les autres. En cas de débats et de
désaccords, on se gardera de toute moquerie et dérision envers son
interlocuteur, on l’écoutera, on le prendra au sérieux, on essaiera de lui
répondre et de le réfuter sans le disqualifier. Le libéralisme ainsi
compris relève de l’éthique des relations entre personnes.
En théologie, n’est vraiment pas libérale l’image d’un Dieu juge sévère qui
punit beaucoup, ne sauve que très peu d’hommes et condamne la plupart des
gens à des peines éternelles (selon le thème de la massa damnata ou massa perditionis, pour reprendre des expressions d’Augustin). Il
économise sa grâce, encore plus qu’Harpagon ses écus. Le libéralisme croit
plutôt en un Dieu qui n’est ni mesquin ni chiche, mais dont la générosité
est inépuisable. Il incline à affirmer l’universalité du salut. Selon le
thème de la « récapitulation » (expression employée dans Ephésiens 1,10),
toutes les choses et tous les êtres sont accueillis et régénérés par lui.
De même l’insistance unilatérale sur la méchanceté de l’être humain, en qui
il n’y aurait que corruption et perversité, qui serait « incapable par
lui-même d’aucun bien » (comme le dit un texte très connu de Théodore de
Bèze), répugne aux libéraux. Ils estiment que, comme parmi les sols
mentionnés dans la parabole du semeur, dans chaque être humain il y a à
côté d’épines et des rocailles, un coin de « bonne terre ». S’enchevêtrent
en lui le meilleur (du splendide), le quelconque (du médiocre) et le pire
(de l’horrible). La générosité et la vérité interdisent de porter sur lui
un regard entièrement et uniquement négatif.
Liberté
Au début du 19ème siècle, se développe dans le vocabulaire
politique un deuxième sens du terme « libéralisme ». Il désigne une
attitude qui se préoccupe plus du maintien et de la défense des libertés
individuelles que de la nature (monarchique, aristocratique ou
démocratique) du pouvoir qui s’exerce dans un État.
Un représentant connu en est l’écrivain et penseur protestant Benjamin
Constant (1767-1830). Au cours de sa carrière, il oscille entre une
république parlementaire, une royauté constitutionnelle (défendue par ceux
qu’on nomme alors les « doctrinaires » dont fait parti un autre protestant,
celui-ci religieusement très « orthodoxe », François Guizot) et il se
rapproche même de l’Empire pendant les Cent-Jours. On l’a accusé
d’opportunisme, ce qui n’est sans doute pas entièrement faux, mais ne lui
rend pas vraiment justice. Il ne fluctue pas seulement ni principalement à
cause de ses intérêts, mais surtout parce qu’il juge secondaire et assez
indifférente la forme du régime pourvu que le gouvernement garantisse
juridiquement un respect scrupuleux des libertés personnelles : la liberté
d’opinion (avec le pluralisme qu’elle implique), la liberté d’expression
(contre la censure et le contrôle de la presse), la liberté de conscience
(le droit pour chacun de pratiquer sans entrave sa religion), la liberté de
ne pas subir arbitrairement des sanctions ou des peines (sans jugement en
bonne et due forme), etc... S’il se rallie successivement à divers
gouvernements, Constant reste toujours ferme dans son refus de tout «
asservissement de l’existence individuelle au corps collectif ». En
Allemagne, Wilhelm von Humboldt (1767-1835), le fondateur de l’Université
de Berlin, est un autre représentant connu du libéralisme : son Essai sur les limites de l’action de l’État (1792) s’interroge sur
les moyens de contenir un État qui risque de devenir envahissant.
Même s’il y a par ailleurs de très grandes différences, on peut évoquer ici
la distinction que propose en 1951 Albert Camus entre le révolutionnaire et
le révolté. Le révolutionnaire lutte contre le régime établi pour instaurer
et installer un régime différent ; il se bat pour substituer un autre
système politique et social à celui qui est en place ; il veut «
transformer le monde ». Le révolté s’oppose à la tendance de tout pouvoir à
devenir despotique, à restreindre la liberté des personnes, en les
manipulant, en les brimant, voire en les écrasant au nom des intérêts
supérieurs de la nation ou du groupe social. Le révolté ne cherche pas à
remplacer l’ordre existant par un ordre supposé meilleur, mais à imposer
des bornes à tout ordre quel qu’il soit ; il veut « changer la vie ». Les
libéraux politiques, ennemis de l’arbitraire, partisans d’un « souveraineté
limitée et relative » respectueuse des droits de chacun, « en perpétuelle
protestation, comme l’écrit Constant, contre les abus du pouvoir »,
cherchant non pas à changer les institutions mais à en limiter l’emprise,
me semblent avoir plus de proximités avec le révolté qu’avec le
révolutionnaire.
En 1774, le théologien allemand Jean-Salomon Semler (1721-1791), qui fut
l’un des professeurs de Schleiermacher, publie un livre intitulé Institutio ad doctrinam christianam liberaliter discendam
(traduction approximative : « pour une doctrine chrétienne libérale »).
Selon Jean-Marc Tétaz, bon connaisseur de la pensée religieuse allemande du
19ème siècle, il s’agit là du premier emploi du terme « libéral
» pour désigner une façon de comprendre et de pratiquer le christianisme
qui présente deux caractéristiques principales : d’abord, elle accorde plus
d’importance à la foi vécue qu’à la doctrine professée ; ensuite, elle fait
usage de la critique historique pour évaluer la portée et l’autorité aussi
bien des textes bibliques que des dogmes ecclésiastiques. On est proche de
la présentation d’Évangile et Liberté affirmant la primauté de la
foi sur la doctrine et la nécessité d’une pensée critique.
Toutefois, ce n’est pas l’influence, à vrai dire assez mince, de Semler,
qui a conduit, autour des années 1830, à parler en protestantisme de «
libéralisme », mais bien plutôt la contagion du vocabulaire politique. Tout
le long du 19ème siècle s’affrontent en Europe, parfois jusqu’à
la violence, deux tendances : d’un côté, une immense aspiration à une
liberté qui innove, mais déstabilise et inquiète ; de l’autre, un fort
attachement à des systèmes considérés comme traditionnels, défendus bec et
ongle par les « conservateurs », qui sont autoritaires, mais solides et
assurés.
Beaucoup de protestants, en particulier dans les milieux intellectuels
marqués par la philosophie des Lumières, désirent être affranchis du joug
des textes normatifs de la Réforme (catéchismes, confessions de foi, écrits
symboliques) qui leur paraissent à la fois rigides et datés. Sur plusieurs
points, ils n’adhèrent pas à leurs formulations. Ils souhaitent une
religion plus vécue et « sensible » que doctrinale. Pendant un siècle et
demi, les libéraux se battront contre les « confessions de foi »
obligatoires qu’il serait nécessaire de signer pour être pasteur et souvent
membre d’un Église. Ils voient dans cette exigence une contrainte
insupportable, qui contredit la « liberté des enfants de Dieu », qui fait
de la foi une doctrine et non une vie, et qui enferme le travail de la
réflexion dans une sorte de cage de fer. Leurs adversaires « orthodoxes »
(c’est à dire défenseurs de formulations impératives) leur opposent qu’on
ne peut pas admettre n’importe quoi et n’importe qui dans une Église et
font valoir que pour en faire partie, à plus forte raison pour y exercer un
ministère, il faut bien adhérer à ses croyances.
En France, ce débat fait rage pendant plus d’une centaine d’années et n’est
pas encore totalement éteint aujourd’hui. Il culmine au Synode National de
1872 (le seul synode que les gouvernements français successifs ont autorisé
les réformés à tenir pendant tout le 19ème siècle). Charles Bois
(1826-1891), professeur à la Faculté de théologie protestante de Montauban,
soumet au vote de ce synode une « déclaration de foi ». La discussion ne
porte pas tellement sur le texte, assez consensuel, qu’il propose que sur
l’usage qu’on en fera : servira-t-il à condamner et à exclure ? On retrouve
ici quelque chose d’analogue avec la position de B. Constant, qui
n’entendait pas imposer tel ou tel régime politique, mais faire respecter
les libertés individuelles par le régime quel qu’il soit. De même, les
libéraux français, dans leur majorité, veulent bien d’une confession de
foi, mais à condition qu’on ne s’en serve pas pour enchaîner les
consciences et rejeter ceux qui n’y souscrivent pas. Ils n’entendent pas
fonder une église dissidente ou alternative (comme les y invitent à
plusieurs reprises leurs adversaires orthodoxes), mais « libéraliser »
l’Église existante. Une solution heureuse, mais qui ne fera pas l’unanimité
parmi les orthodoxes, sera trouvée en 1938, quand un Synode National de
réconciliation et de rassemblement précisera qu’adhérer à la confession de
foi ne veut pas dire « s’attacher à la lettre de ses formules », mais se
reconnaître dans ses intentions et orientations.
Les libéraux du 19ème siècle cherchent également à délivrer le
protestantisme d’un littéralisme biblique devenu insoutenable et
insupportable. Avec le développement des connaissances scientifiques et des
recherches historiques, comment peut-on encore sérieusement et honnêtement
croire que l’univers a été fabriqué en six jours (ce que d’ailleurs ni
Augustin ni Calvin ne croyaient) ou que Dieu a dicté mot après mot les
livres de la Bible (ce que d’ailleurs aucun des textes qu’elle contient
n’affirme) ? L’exégèse (terme qui désigne l’étude savante et minutieuse
d’un écrit) a conduit au libéralisme beaucoup de ceux qui la pratiquaient.
Elle désacralise la Bible, y voit un recueil aux contours imprécis, qui
regroupe des mythes, des légendes, des récits historiques souvent arrangés
(ils ne relatent pas les faits tels qu’il se sont passés), des poèmes, des
romans, des écrits de sagesse. Des tendances et des positions différentes,
pas toujours compatibles, s’y expriment, parfois s’y opposent si bien qu’il
est impossible de parler de sa doctrine ou de son enseignement au
singulier. Elle est une littérature humaine, celle des hébreux pour
l’Ancien Testament, celle des disciples de Jésus pour le Nouveau, beaucoup
plus que « parole de Dieu », même quand on croit que cette parole se fait
entendre à travers elle. La Bible devient incertaine, en ce sens qu’elle ne
peut pas fournir le type de certitude qu’on avait cru auparavant y trouver.
Le découvrir a été pour beaucoup un choc. Dans un roman posthume, intitulé Ainsi va toute chair, le romancier anglais Samuel Butler (1835-1902)
raconte l'histoire d'un jeune prêtre anglican qui compare les récits de
Pâques, y relève des contradictions et en perd la foi. En 1849, Edmond
Schérer (1815-1889) professeur d’une école évangélique très orthodoxe de
Genève, opposée à la Faculté de cette ville jugée trop libérale, donne sa
démission ; l'étude consciencieuse qu'il avait faite de la Bible pour son
enseignement lui rendait impossible d’affirmer l’inspiration plénière des
Écritures et avait détruit en lui toute forme de foi chrétienne. Les
libéraux (qui, en général ne reconnaissent pas Scherer comme l’un des
leurs) ne sont pas aussi radicaux. À l’image de Semler, ils sont à la fois
de rigoureux rationalistes et de pieux croyants. Auguste Sabatier
(1839-1901), Wilfred Monod (1867-1943), Albert Schweitzer (1875-1965),
Maurice Goguel (1880-1955), pour s’en tenir quelque libéraux français
connus et influents, ont allié une mystique nourrie de la Bible avec une
exigence critique qu’ils n’abandonnent ni n’atténuent jamais.
Ne pas donner à la Bible le statut quasi-divin que lui confère la «
théopneustie » (pour qui elle est écrite par Dieu lui-même), ne pas la
considérer comme « inerrante » (c’est à dire exempte de toute erreur)
n’équivaut pas à la réduire à de « petits contes juifs ou chaldéens »,
comme le fait le professeur sceptique de l’Histoire contemporaine
(1899) d’Anatole France. Loin de la reléguer au rang de document
ethnologique sans pertinence pour notre temps, le libéralisme met en œuvre
à la fois un discernement critique qui tient compte des travaux historiques
et une herméneutique (autrement dit, une méthode d’interprétation) qui
s’interroge sur ce que, existentiellement, ces textes ont à nous dire
aujourd’hui. Avec son programme de démythologisation, Rudolf Bultmann
(1884-1976), même s’il ne se qualifiait pas lui-même de libéral, donne
l’exemple le plus connu d’une telle démarche.
Laisser faire
Dans le vocabulaire politique et journalistique d’aujourd’hui, un troisième
sens du mot « libéralisme » prédomine. Il désigne la tendance à promouvoir
dans le domaine de l’économie le « laisser faire » et le « laisser passer
», sinon en supprimant, du moins en diminuant le plus possible les
règlements qui imposent aux individus et aux entreprises des contraintes
parfois pesantes, voire paralysantes. Cette tendance entend atténuer
considérablement les entraves et les contrôles que les États modernes et
les organisations internationales ont multipliés. Elle préconise une «
dérégulation » qui laisse le marché s’autoréguler naturellement.
Ce courant se réclame souvent d’Adam Smith (1723-1790), un philosophe
écossais. En 1776, Smith publie un traité intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ;
il y soutient que le libre-échange et le jeu de la concurrence débouchent
sur des équilibres harmonieux qui permettent à la fois l’épanouissement des
individus et l’augmentation de la prospérité collective. Le « laisser faire
» et le « laisser passer » mettent en place un ordre « naturel » qui
obtient de bien meilleurs résultats que n’importe quel dirigisme, comme si
« une main invisible » intervenait pour arranger les choses. Bien qu’Adam
Smith soit peu religieux, on a vu dans cette « main invisible » un recours
naïf à l’action secrète de la Providence. En fait, comme Jacques Guin,
professeur de droit économique à l’Université de Montpellier, me l’a
indiqué, ce thème ne renvoie pas à l’action d’une puissance surnaturelle,
mais il correspond à une économie encore artisanale où la main d’œuvre
s’adapte sans problèmes majeurs aux demandes du marché, ce que la
mécanisation et la spécialisation industrielles rendent aujourd’hui
impossible.
Il y a une grande différence et même une opposition entre ce libéralisme
économique et le libéralisme politique dont il a été question au paragraphe
précédent. Le politique préconise la liberté de l’individu, l’économique
celle du marché, ce qui ne revient pas du tout au même. Les libéraux
politiques ne demandent pas la suppression des règlementations ; au
contraire, ils les jugent nécessaires pour assurer la protection des
individus contre les abus des pouvoirs. Benjamin Constant et Wilhelm von
Huboldt donnent une grande importance aux lois et aux pratiques juridiques
; s’ils s’intéressent peu à la nature du régime qui gouverne un pays, par
contre ils sont très attentifs aux « garanties » que sa constitution et sa
législation donnent aux citoyens et comptent sur la vigilance des tribunaux
pour que les libertés fondamentales soient respectées. « L’absence de
règles » c’est « l’arbitraire » déclare Constant, tandis que Lacordaire
(1802-1861) souligne justement que dans une société la loi libère et
l’absence de loi opprime.
L’écart entre ces deux libéralismes est tel qu’on a parfois estimé qu’il
serait préférable de ne pas avoir recours au même mot pour les désigner.
Entre les deux guerres mondiales, on avait proposé, au cours d’une séance
de la Société Française de Philosophie, d’appeler « libertaires » les
libéraux économiques pour éviter toute confusion, suggestion qui n’a reçu
aucun écho. Aujourd’hui, on utilise parfois l’expression « ultra
libéralisme » ; elle n’est pas très heureuse car elle laisse entendre que
le « laisser faire » économique tire les conséquences dernières d’un
libéralisme politique mené jusqu’au bout de sa logique, alors qu’en fait il
le contredit.
Le libéralisme économique a très mauvaise presse dans les milieux qui se
situent politiquement à gauche. Ils lui reprochent de favoriser une jungle
où les forts écrasent les faibles et ils lui attribuent, au moins
partiellement, la responsabilité des injustices sociales et des
dysfonctionnements de l’économie mondiale. Ainsi, pour Engels, le compagnon
de Marx, « laisser faire » veut dire « donner libre cours à la misère ».
Ce troisième sens pose un problème aux chrétiens et aux protestants qui se
reconnaissent dans les sens précédents. Se dire « libéral » devient
difficile parce que ce qualificatif est lié à une conception de l’économie
très discutée, voire discréditée. Il prête à équivoque voire à contresens.
Le problème n’est pas nouveau. De grands théologiens libéraux allemands de
la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, tels que
Adolf Harnack (1851-1930), Martin Rade (1857-1940), Ernst Trœltsch
(1865-1923), ont refusé l’étiquette « libéralisme », trop associée à un
égoïsme économique brutal ; ils préféraient parler de « théologie libre »
ou de « libre christianisme ». Ils voulaient également se démarquer d’un
rationalisme vaguement spiritualiste qu’on appelait aussi « libéralisme ».
Il en va de même chez des théologiens proches du libéralisme, tels Rudolf
Bultmann et Paul Tillich (1886-1965). Tillich exprime un mélange
d’acceptation et de méfiance à l’égard du terme libéral J’ai pris place,
écrit-il, « aux côtés de la théologie libérale. En dépit de toute ma
critique … du libéralisme économique, …il m’est impossible de souscrire au
dénigrement, beaucoup trop à la mode de la pensée libérale. J’aime mieux
être taxé de libéralisme que de contribuer par un usage diffamatoire du mot
à discréditer la grande idée libérale, vraiment humaine qu’est l’autonomie
». En francophonie, dans les années 1970, nous nous sommes demandés si un
autre terme ne serait pas préférable ; mais nous n’en avons pas trouvé qui
nous convienne et nous ne voulions pas avoir l’air de renier nos
prédécesseurs. Mais combien de fois avons-nous dû préciser qu’il n’y a,
comme l’écrit Philippe Vassaux (1938-2016), « aucun rapport direct entre le
libéralisme théologique et le libéralisme économique » !
Privilégier les questions
Dans l’introduction de sa Théologie systématique (1951), Paul
Tillich écrit que les Églises, leurs pasteurs et leurs penseurs ont pour
tâche de clarifier et de formuler les réponses évangéliques (ou inspirées
de l’évangile) aux questions des hommes. La plupart des chrétiens
l’entendent bien ainsi et cette affirmation correspond à ce qu’ils pensent
ou souhaitent. Toutefois, en général, ils accordent plus d’attention et
donnent plus de poids aux réponses qu’aux questions. Ils classent les
Églises, les théologies et les spiritualités d’après leurs enseignements et
leurs doctrines, autrement dit d’après les réponses qu’elles proposent.
Sans en disqualifier l’importance, le libéralisme a tendance à estimer que
les interrogations sont plus intéressantes et significatives. Pour sa part,
il se caractérise souvent davantage par le type de préoccupations qu’il
porte et qui l’animent que par un ensemble d’affirmations et de positions.
Ce privilège de la question s’accorde avec la générosité, dont nous avons
vu qu’elle est le premier sens du mot libéral. On ne considère pas celui
qui interroge et qui s’interroge comme un ignorant en manque de savoir
qu’il faudrait instruire ; on ne voit pas non plus en lui un sot à la
réflexion insuffisante qu’il faudrait éclairer. On lui fait crédit, on
considère que ses questions sont pertinentes ; elles témoignent d’une
perspicacité qui renvoie à des problèmes réels et invite à des
approfondissements. On ne le méprise pas du haut de ses connaissances ou de
son intelligence ; on ne le réduit pas à un statut d’inférieur, on
l’écoute, on chemine et on s’interroge avec lui, à ses côtés.
Insister sur le questionnement renvoie aussi au deuxième sens de libéral,
celui qui se soucie de la liberté. À trop s’appuyer sur les réponses, on
risque de les figer, de les absolutiser, et alors on enferme la vie
spirituelle et intellectuelle dans les cadres rigides des dogmatismes
orthodoxes qui risquent de devenir des dortoirs et des prisons de l’esprit.
Les questions, au contraire, sont dynamiques et vivifiantes ; elles
obligent à avancer, à approfondir, à inventer, à innover. Pour Tillich, la
réponse apportée, quand elle est juste, ne ferme pas la question, ne clôt
pas l’interrogation ; elle la relance, la fait rebondir, l’oriente
autrement et lui donne un nouveau souffle. Interroger, c’est se montrer
libre et exercer sa liberté. La foi fait de nous des questionneurs, des
chercheurs, et non des propriétaires ou des détenteurs de vérités.
* * *
Dans un vieux numéro d’Évangile et Liberté, j’ai glané l’anecdote
suivante. À la fin du 19ème siècle, le pasteur d’un Église très
stricte et rigide des Pays-Bas commente le récit où Jésus laisse ses
disciples cueillir des épis lors du sabbat, jour du repos, où d’après la
loi on ne doit faire aucun travail (Luc, 6, 1-11). Quand il a fini, un
vieux paroissien austère lui dit : « Monsieur le pasteur, vous venez
d’éveiller en moi un soupçon terrible : notre Seigneur Jésus-Christ ne
serait-il pas lui-même un petit peu libéral ? » Il me semble qu’il l’est
beaucoup par sa générosité et par les délivrances qu’il opère. Si, selon
certains, le libéralisme écarte ou éloigne de l’évangile, pour ma part, je
pense qu’au contraire l’évangile, parce qu’il annonce la bienveillance de
Dieu et rend libres les croyants, conduit au libéralisme.
André Gounelle
Évangile et Liberté
, janvier 2019