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Première Partie
L’autorité de la Bible

 

 

Conclusion de la deuxième partie
L'autorité souveraine des Écritures en matière de foi

Selon une formule classique très souvent utilisée, le protestantisme affirme "l'autorité souveraine des Saintes Écritures en matière de foi". Pour conclure cette partie du cours consacrée à la Bible, nous allons commenter successivement chacun des termes de cette formule.

1. L'autorité

La notion d'autorité comporte deux aspects qui sont en tension l'un avec l'autre.

1. En premier lieu, l'autorité a un caractère contraignant, voire coercitif. Elle se manifeste avant tout dans le pouvoir d'édicter et de faire respecter des règles. Elle a pour fonction de définir ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas faire. Elle réprime et sanctionne les contraventions à la loi. Elle se manifeste par une série d'interdictions et d'obligations auxquelles on doit, de gré ou de force, se soumettre. Elle prend des décisions et elle impose ses choix à ceux qui ne les approuvent pas ou auraient préféré d'autres solutions. Elle contient, restreint, limite la liberté. C'est pourquoi on la conteste parfois vivement. On sait que les anarchistes la jugent abusive par principe et souhaitent sa disparition. Beaucoup estiment qu'il faut étroitement la limiter et que l'autorité doit se soumettre elle-même à des principes et à des contrôles. Les juristes s'en sont beaucoup préoccupés, avec raison. Tout cela a favorisé une conception beaucoup trop juridique de l'autorité dont l'influence n'a pas été heureuse sur la réflexion théologique. De manière caractéristique, au début du vingtième siècle, s'opposent aux croyants des gens qui se disent "libres penseurs". Ils considèrent que les croyants se soumettent, certes volontairement, à une hétéronomie, c'est à dire à une loi extérieure, celle de l'Église ou celle de la Bible, alors que la pensée libre juge et décide par elle-même, faisant preuve d'autonomie. Passer de la foi à la libre pensée consiste pour eux à s'affranchir d'une domination arbitraire et pesante.

2. L'autorité a une seconde fonction qui consiste non pas à interdire et à obliger, mais à autoriser, à permettre, à offrir ou à ouvrir des possibilités. Par exemple, le code de la route, loin d'entraver la liberté de circulation, l'assure et lui donne les moyens de se développer. Quand les historiens citent leurs autorités, ils désignent ainsi les documents qui fondent leurs analyses, étendent leur connaissance du passé et justifient leur discours. L'autorité d'un penseur ou d'un professeur vient des perspectives qu'il ouvre, des réflexions qu'il suggère à ses auditeurs ou lecteurs. Quand j'appelle un grand artiste, peintre ou musicien, "maître", je ne me considère pas comme un esclave ou un domestique par rapport à lui. Je veux dire que je reçois, que j'apprends, que je me développe et m'enrichis grâce à lui. Étymologiquement, le mot autorité (le latin auctoritas) vient du verbe augere qui signifie augmenter, accroître, agrandir; auteur appartient à la même famille de mots. Il ne s'agit donc pas ici de restreindre et de canaliser, mais de créer et de développer la liberté, de susciter des réalisations nouvelles, de nous aider ou de nous pousser à aller plus loin. "L'autorité, déclare Tillich*, signifie avant tout la capacité de mettre en route et d'accroître", et ailleurs : "l'autorité signifie un point de départ et une croissance"*. Dans le même sens, Karl Jaspers écrit, "auctoritas désigne la force qui sert à soutenir et à accroître"*.

  Ces deux aspects de l'autorité sont étroitement liés et mêlés. On ne peut pas opérer une dissociation qui garderait seulement le second en éliminerait le premier. Quand aucune contrainte ne s'exerce, quand par exemple dans un pays l'État s'effondre, on sombre dans un chaos qui détruit tout autant l'exercice de la liberté qu'une dictature. L'excès et l'absence de contraintes aboutissent à des résultats comparables. Les deux aspects agissent toujours conjointement, même si dans les faits, en général, l'un d'eux prédomine. Dans le cas des Écritures et de la vie de la foi, le second l'emporte nettement. La Bible a autorité à cause de ce qu'elle a fait et continue de faire naître, à cause de ce qu'elle apporte et met en route, parce qu'elle aide à inventer de nouvelles manières de vivre et qu'elle ouvre un vaste espace d'interprétations. Il ne s'agit, toutefois, nullement d'éliminer le premier aspect. Incontestablement, la Bible contient aussi des commandements et des interdictions, elle comporte une loi que la grâce n'élimine pas. Reconnaître son autorité implique et exige une obéissance. En 1986, le Synode National de l'Église Réformée de France a voté un texte qui déclare :

"Il faut renoncer à l'idée qu'il y aurait une seule lecture légitime, exhaustive et définitive. Cependant la créativité des lecteurs n'est pas sans bornes. Le texte ouvre un espace d'interprétations, mais il en marque les limites. Il y a des lectures aberrantes qu'un rigoureux respect des textes interdit".

Je commente ce texte en deux points :

1. La Bible appelle non pas une, mais des interprétations, sinon il faudrait parler de dictature (le fait de dicter*), et non d'autorité (le fait de rendre auteur). Elle fonde légitimement plusieurs théologies, plusieurs christologies, plusieurs ecclésiologies, plusieurs éthiques. Elle ne contraint pas le croyant à la passivité de celui qui reçoit et répète. Elle le conduit à inventer des paroles et des actions. Elle suscite des doctrines et des pratiques diverses qui, sans elle, sans ce qu'elle proclame, explique, raconte et enseigne, ne pourraient pas voir le jour. Elle apparaît semblable à une source qui irrigue de nombreux jardins et fait vivre quantité de plantes. Il paraît, dans cette perspective, normal que des gens qui se réclament de la Bible ne disent pas et ne fassent pas la même chose, qu'ils ne la comprennent pas de la même manière, qu'ils en tirent des conséquences différentes.

2. Toutefois, la Bible n'autorise pas n'importe quoi. Elle n'ouvre pas sur une multiplicité illimitée. Il existe des discours qu'elle interdit et des actions qu'elle condamne. Autrement dit, elle n'impose pas une seule doctrine et une seule éthique; elle en admet plusieurs. Par contre, elle désigne des erreurs et des fautes. Elle barre et ferme certaines voies. Elle disqualifie certaines conceptions de Dieu, certaines compréhensions du réel, certains comportements. Aucune théologie ne peut prétendre s'identifier avec l'enseignement et le message scripturaires. Par contre, toute théologie doit rester en correspondance ou en continuité et continuellement se confronter avec la Bible. Et il existe des théologies qu'elle dément, qu'elle contredit.

2. Souveraine.

L'adjectif "souveraine", qui qualifie l'autorité, apporte trois indications.

1. "Souverain" veut dire étymologiquement supérieur, prédominant, et non pas unique, ni exclusif. On est souverain par rapport à des sujets. On est suzerain (c'est le même mot que souverain) par rapport à des seigneurs de rang inférieur qui disposent de certains pouvoirs. Nous constatons tous les jours que notre foi, notre pensée et notre pratique religieuses ne se nourrissent pas seulement de la Bible. Il existe à côté des Écritures, d'autres sources : des prédications, des conférences, des articles, des ouvrages de spiritualité et de théologie, des écrits venant d'autres traditions religieuses que la nôtre et aussi les expériences que nous faisons. Nous nous référons à Luther, à Calvin, à Barth, à Bultmann, ou à Tillich. Il ne s'agit nullement d'écarter, d'interdire et de condamner ces divers éléments. Ils occupent une place légitime dans notre vie. Comme l'écrit Ebeling, "Ce serait une absurdité d'utiliser le principe du sola scriptura pour justifier le pasteur qui n'ouvrirait jamais un livre de théologie, ou pour accuser le fidèle qui lirait une autre littérature"*. L'adjectif "souverain" indique que la Bible constitue la source essentielle, principale, mais pas la seule. D'autres sources existent; toutefois, elle sont et doivent rester secondaires, subordonnées, accessoires ou complémentaires. La foi se nourrit avant tout de la Bible, et subsidiairement d'autre chose.

2. Le mot "souverain" ne signifie pas seulement "principal". Il désigne aussi celui qui arbitre, qui tranche les débats et qui, en cas de conflit, décide. En affirmant sa souveraineté, on pose la Bible comme norme. Elle n'est pas seulement la source la plus abondante, celle où le chrétien puise le plus d'eau. Elle a également une valeur de référence. Elle fournit un modèle qui permet de mesurer les autres sources, de les évaluer, et de les critiquer. Autrement dit, elle fonctionne comme "canon" (mot qui désigne, nous l'avons vu, la règle qui sert à mesurer). Cela ne veut pas dire qu'elle contient toute la révélation, qu'elle témoigne de toutes les interventions de Dieu, qu'elle raconte toutes ses actions, qu'il n'y aurait pas de parole venant de Dieu ailleurs. Cela signifie que nous l'utilisons comme critère pour ce que Paul appelle "le discernement des esprits"*, pour évaluer ce qui ailleurs nous semble venir de Dieu.

3. Souverain n'implique pas l'infaillibilité, l'absence d'erreur. Il arrive aux rois et aux gouvernements de se tromper. La Bible n'est pas inerrante. Il n'en demeure pas moins qu'on doit toujours se confronter, se mesurer, s'expliquer avec elle, l'interroger et se laisser interroger par ce qu'elle dit, et, quand on s'en écarte sur un point, expliquer pourquoi. Le luthéranisme souligne justement que le critère dernier ne réside pas dans le texte et sa littéralité, mais en Jésus Christ. A proprement parler, la Bible ne constitue pas elle-même le critère. Elle indique où il se trouve; elle permet de le saisir, de le comprendre, de le dégager et de le faire fonctionner.

3. Les Saintes Écritures

Le terme "les Saintes Écritures" appelle trois précisions :

1. Notons, d'abord, le pluriel. A la suite d'une erreur grammaticale fort ancienne, le pluriel neutre grec ta biblia est devenu en latin biblia un singulier féminin. Du coup nous disons « la Bible » au lieu « des Bibles », ce qui serait plus exact. De la même manière, nous avons tendance à parler de l'Écriture au singulier. En fait, la Bible forme une véritable bibliothèque avec une grande diversité littéraire et aussi théologique. On aurait tort de gommer cette pluralité qui lui donne son extraordinaire richesse. On n'a jamais fini de la connaître et de la comprendre. Il y a toujours du nouveau à découvrir en elle. Elle nous entraîne dans une recherche et une réflexion incessantes. De plus, elle contribue à ouvrir cet espace de liberté qui caractérise une vraie autorité, en suscitant une variété d'interprétations.

2. L'écrit a une fonction précise. Il conserve, il maintient ce qui a été dit; il permet une vérification. Il empêche que ne se perde ou que ne s'altère gravement les discours. Il en va ainsi pour la Bible. Elle consigne la prédication apostolique. Elle évite ainsi de se laisser entraîner par des inspirations que l'on attribue à l'Esprit, mais qui viennent, en fait, de soi. Le Nouveau Testament a été rédigé sous sa forme définitive, les textes qui le composent ont été regroupés au moment de la disparition des témoins (quand les apôtres meurent). L'écrit est né de l'extinction de la parole pour la perpétuer. La fonction de critère, de mesure, ou de canon implique un écrit, même si on ne doit jamais confondre, assimiler ou identifier le livre avec la parole de Dieu, ou avec la révélation.

3. Les Écritures sont qualifiées de "saintes". Il n'est pas inutile de rappeler le sens que donne à ce mot le protestantisme. Il appelle "saint" non pas ce qui possède des qualités particulières, mais ce qui se rapporte à Dieu, s'oriente vers lui, et se met à son service. Ainsi, aux seizième et au dix-septième siècles, on parle du "saint ministère" sans faire pour cela du pasteur un personnage sacré. Les Écritures sont saintes, parce qu'elles constituent un ensemble de témoignages qui permettent de comprendre l'action de Dieu et d'entendre la parole qu'il nous adresse. Elles ne sont pas saintes et sacrées en elles-mêmes, parce qu'elles posséderaient un pouvoir intrinsèque, comme les formules magiques. Elles le sont à cause de ce dont elles parlent, et parce que Dieu s'en sert pour nous atteindre.

4. En matière de foi.

Dernier élément de la formule : "en matière de foi". Quatre remarques en préciseront la portée.

1. Dans quantité de domaines, par exemple en mathématiques, en astronomie, en biologie, la Bible n'a rien à nous apprendre. Son autorité ne concerne pas tous les secteurs de la connaissance et de l'existence humaines. Il y a abus et débordement illégitimes lorsqu'on étend son autorité à l'histoire, aux sciences physiques et naturelles, à la cosmologie ou à la grammaire. En affirmant que "il n'y a point d'erreur dans tout ce qu'elle affirme", la déclaration fondamentaliste de Lausanne en 1974 refuse et rejette la limitation qu'indique le "en matière de foi".

2. Que recouvre exactement l'expression "en matière de foi"? Si on se réfère à des textes comme la Confession de la Rochelle (1571) ou la Confession helvétique postérieure (1566), on y trouve deux indications :

- D'abord, est matière de foi ce qui concerne notre salut. Les Écritures nous apprennent comment nous sommes sauvés, de quelle manière le salut parvient jusqu'à nous et nous est donné.

- Ensuite, est matière de foi ce qui concerne le service de Dieu. Les Écritures nous enseignent comment obéir à la volonté de Dieu; elle nous disent ce qu'il faut faire pour rendre notre vie "plaisante à Dieu", comme l'écrit la Confession helvétique postérieure. La Déclaration de foi de l'Église Réformée de France déclare qu'il faut voir dans les Écritures "la règle de la foi et de la vie".

Ces deux indications soulignent le caractère existentiel de l'autorité des Écritures. Elle porte sur mon existence et l'orientation que je lui donne, et non sur un savoir, sur des informations concernant Dieu et le monde. Elle me demande de me décider pour Dieu, de mettre ma vie sous sa parole, et elle ne me fournit pas des connaissances, une doctrine de Dieu et du monde. Bultmann et les théologiens existentialistes l'ont fortement souligné : la Bible a autorité, quand il s'agit de ma vie, de ce que je dois décider, pas quand il s'agit des choses, de ce qui est.

3. L'expression "en matière de foi" manque de précision, et on peut lui donner une plus ou moins grande portée. Jusqu'où s'étend le message du salut? Que faut-il considérer comme fondamental, et que peut-on tenir pour un langage contingent? Par exemple, le thème du sacrifice substitutif de Jésus appartient-il au message lui-même, ou s'agit-il d'une manière de l'exprimer liée à un contexte culturel? Comment faire le partage entre ce qui relève de l'obéissance due à Dieu en toutes circonstances, et des préceptes qui s'expliquent par une situation donnée? Le message du salut implique-t-il la création en six jours et nous oblige-t-il à refuser que l'être humain soit le produit d'une évolution animale? Les indications de 1 Cor.11 sur les cheveux, les coiffures, les voiles et les chapeaux définissent-elles un service dû par les croyants de tout temps, ou dépendent-ils d'une époque donnée? L'interdiction faite aux femmes de parler dans les assemblées s'explique-t-elle par des circonstances particulières (le contexte culturel d'une époque antiféministe, ou encore les idées personnelles de Paul), ou a-t-elle une valeur permanente? Cette incertitude laisse une large place à l'herméneutique*. Elle devrait en tout cas nous interdire d'absolutiser nos interprétations, de confondre la parole de Dieu avec la manière dont nous comprenons le message biblique.

4. Si l'autorité des Écritures se limite à ce qui est nécessaire au salut et à l'obéissance de la foi, que s'ensuit-il pour la théologie? Peut-elle entreprendre une recherche et une réflexion qui ne s'inscrit pas dans ces limites? Doit-elle parfois sortir du domaine de pertinence de la Bible?

À cette question, Calvin aurait répondu "non". Le Réformateur condamne fréquemment la spéculation et la curiosité inutile. Il les considère comme blasphématoires parce qu'elles veulent percer le secret de Dieu, au lieu de s'en tenir à ce qu'il a jugé bon de nous révéler pour notre salut et notre vie chrétienne.

On trouve une opinion différente chez de nombreux auteurs, ainsi Zumstein refuse de disqualifier la curiosité. Selon le penseur orthodoxe Berdiaeff, si l'évangile ne parle que du salut (qui est l'essentiel), la théologie doit néanmoins mener une réflexion sur la nature de l'homme, du monde, et de Dieu. Cette réflexion déborde forcément la question précise du salut. La vocation de la théologie l'appelle donc à aller au delà de l'évangile; elle doit s'aventurer dans des domaines où elle ne peut pas s'appuyer sur l'Écriture. Luther écrit une phrase qui va dans le même sens:

"Ce qu'on affirme en dehors de l'Écriture ou d'une révélation éprouvée, il est bien permis de le penser, mais il n'est pas nécessaire de le croire".

Cette phrase distingue ce qu'il est permis de penser (les doctrines qui sont des hypothèses d'explication), et ce qu'il est nécessaire de croire (pour Luther, l'affirmation fondamentale de la justification par grâce). En tout cas, ce qu'il est nécessaire de croire n'interdit pas de penser, et l'autorité de la Bible telle que la comprend le protestantisme luthéro-réformé n'implique pas un sacrificium intellectus, un sacrifice de l'intelligence.

André Gounelle

Notes :

*P. Tillich, Systematic Theology, v.3, p. 82-83 (Théologie systématique, v.4, p.93.)

* P. Tillich, L'être nouveau, p. 119-121.

* cité d'après P. Foulquié et R. Saint-Jean, Dictionnaire de la langue philosophique, article "autorité".

* Voltaire se qualifie de dictateur quand il dicte une lettre à son secrétaire. Cf. P.E. Littré, Dictionnaire de la langue française, article "dictateur".

* G. Ebeling, L'essence de la foi chrétienne, p. 38

*  1 Cor.12/10.

* L'herméneutique est la science et la pratique de l'interprétation.

* M. Luther, De la captivité babylonienne de l'Eglise  dans Œuvres v.2, p. 177.

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot