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Première Partie
L’autorité de la Bible

 

Chapitre 3
La Réforme et la Bible

1. Bible, Réforme et catholicisme

Si on demande à un protestant de caractériser le message de la Réforme et de définir l'essence du protestantisme, il répondra généralement en insistant sur le principe scripturaire. La Réforme, dira-t-il, consiste avant tout dans la redécouverte de la Bible qu'avait oubliée le catholicisme médiéval. Le protestantisme, affirmera-t-il, se veut fondé uniquement sur la Bible et proclame l'autorité souveraine des Écritures en matière de foi. Là réside sa spécificité. Ce point le distingue des autres confessions chrétiennes, catholicisme et orthodoxie, et lui donne sa physionomie propre.

Cette présentation courante de la Réforme et du protestantisme appelle trois observations qui obligent sinon à la corriger complètement, du moins à sérieusement la nuancer.

1/ L'autorité de la Bible reconnue par tous les chrétiens

Il faut, d'abord, souligner que toutes les confessions chrétiennes, toutes les Églises reconnaissent, au moins en théorie, que les Écritures ont une importance et une valeur décisives. Toutes se prétendent fondées sur la Bible et se veulent fidèles à ses enseignements. Toutes estiment que leurs doctrines et leurs préceptes ne font que commenter, expliquer et appliquer ce qu'elle dit. Partout, on la pose comme norme suprême et incontestable. Comme l'écrit justement G. Ebeling, "il n'est pas de confession chrétienne qui ne reconnaisse par principe cette autorité de la Bible"*. On constate, par exemple, qu'à travers les siècles, l'Église romaine a toujours pris grand soin de justifier ses croyances et ses pratiques par des références scripturaires. Les conciles de Florence (quinzième siècle), de Trente (seizième siècle) et de Vatican 1 (dix-neuvième siècle) affirment aussi nettement et catégoriquement l’autorité souveraine et infaillible des Écritures que les écrits symboliques et confessions de foi de la Réforme et on y trouve autant de citations bibliques. La Réforme n'élabore pas ni ne propose une nouvelle conception de l'autorité de l'Écriture*. Elle reprend celle qui avait cours dans le catholicisme, même si elle en fait un usage autre et en tire des conséquences différentes. Comme l'écrit l'historien Jaroslav Pelikan, "L'Église catholique n'avait pas besoin de Luther pour entendre que la Bible est la vérité"*; elle le savait depuis toujours". Dans un passé récent, le catholicisme a été souvent plus hostile que le protestantisme à une étude critique des écrits bibliques, parce qu'il craignait qu'elle n'en détruise ou qu'elle n'en diminue l'autorité. On pourrait faire des constatations analogues pour l'orthodoxie.

Loin de se distinguer et de se séparer, le protestantisme rejoint les autres confessions chrétiennes, et s'accorde avec la grande majorité d'entre elles, sinon avec toutes, en posant comme fondamental le principe scripturaire. Ce principe ne constitue nullement une originalité de la Réforme; il est commun à tous les chrétiens.

2. La Bible connue et pratiquée bien avant la Réforme.

Il est inexact de prétendre, comme on le fait parfois, que le christianisme médiéval ignore ou néglige la Bible. On l'étudie avec beaucoup de soin et d’attention dans les écoles et les universités, qui, à l’époque, dépendent de l'Église. Elle tient une grande place aussi bien dans la réflexion théologique que dans l’enseignement, à vrai dire assez maigre, donné dans les paroisses. On constate que si les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament sont bien connus, par contre les textes plus doctrinaux, les lettres de Paul par exemple, le sont moins; mais n'en va-t-il pas de même dans nos Églises aujourd'hui?

Je rappelle que le moine Luther devint professeur d'Écriture Sainte à Wittenberg en 1512, après des études que son ordre lui avait demandées de faire. Il a appris à connaître et à aimer la Bible à l’intérieur de son couvent. Elle n'y était nullement enchaînée, contrairement à une légende tenace née d'une phrase mal comprise de Luther. Dans les querelles du seizième siècle, les citations de la Bible abondent des deux côtés. Les théologiens catholiques la connaissent aussi bien et l’utilisent autant que les partisans de la Réforme; les uns et les autres ont, d'ailleurs, reçu la même formation.

Il faut, cependant, moduler cette seconde observation. En effet, au seizième siècle se produit un incontestable changement dans le rapport avec le texte biblique, à cause de l'invention et du développement de l'imprimerie. On a eu parfois tendance à en majorer le rôle*. Dans l'histoire du livre et de la lecture, le passage du rouleau au cahier, le remplacement du parchemin par le papier qui précèdent l'imprimerie représentent des changements tout aussi importants. Il n'en demeure pas moins que l'imprimerie a des effets qui favorisent la Réforme. Au Moyen Age, le manuscrit est rare et coûteux. La copie prend beaucoup de temps* et revient très cher. Même quand on a assez d'argent, on a de la peine à s'en procurer un exemplaire; la plupart des curés n'en ont pas. De plus, à cette époque, les illettrés représentent l'immense majorité. Les gens ont accès à la Bible de trois manières : d'abord par les services religieux (liturgies et prédications utilisent de nombreux textes de l'Écriture); ensuite, par des images, tableaux et sculptures, qui figurent des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament; enfin, par des représentations théâtrales (les fameux "mystères")*. Le développement technique modifie cet état de choses. Le livre devient accessible, ce qui pousse à apprendre à lire. La première Bible imprimée, celle de Guttenberg, vaut trois fois moins cher qu'un manuscrit, et très vite le livre sera entre dix et quinze fois moins onéreux que le manuscrit. L'utilisation du papier au lieu du parchemin diminue considérablement à la fois le poids et l'encombrement du livre; on peut pour la première fois relier ensemble en un seul volume tous les écrits qui composent la Bible*. L'imprimerie rend disponible et manipulable la Bible, et ce fait matériel a des conséquences religieuses et théologiques. Il permet le passage du récit glosé, "encombré", comme l'écrit G. Bédouelle*, par le commentaire et l'interprétation, au "texte nu". Il favorise la lecture individuelle silencieuse qui se substitue de plus en plus à la lecture collective à haute voix. Il facilite la consultation du livre (on voit apparaître concordances et index). Il rend sinon possible, du moins opératoire la distinction entre l'Écriture et l'enseignement de l'Église. Zwingli le souligne bien. "Aujourd'hui, écrit-il*, alors que la Sainte Écriture a trouvé par l'imprimerie ... accès au monde, il est loisible à tout chrétien pieux ... de se laisser instruire et d'y puiser la connaissance de la volonté de Dieu ... La connaissance de l'Écriture n'est plus désormais le privilège du prêtre, elle est devenue le bien commun de l'ensemble des fidèles". Il y a donc bien là un changement considérable. Il ne porte toutefois pas sur le principe de l'autorité de l'Écriture, mais sur les conditions pratiques de sa lecture et du recours au texte.

3. Le débat ne porte pas, d'abord, sur la Bible.

Le débat qui commence en 1517 et qui aboutira à la rupture entre catholiques et protestants porte non pas sur l'autorité de l'Écriture, mais sur la justification par grâce. Le principe, le point de départ de la Réforme, son déclenchement se trouve dans l'affirmation du salut gratuit, et le refus de la nécessité d'œuvres méritoires de l'être humain pour obtenir le pardon et les bienfaits de Dieu*. Il est frappant qu'en 1530, la Confession d'Augsbourg* confession fondamentale du luthéranisme et premier texte officiel du protestantisme, ne mentionne pratiquement pas l'autorité de l'Écriture. Ce point ne faisait pas partie de la discussion ni du contentieux entre partisans et adversaires de Luther; le problème crucial se situait ailleurs. La question de savoir qui décide dans l'Église et en théologie ne se pose pas au départ de la Réforme; elle surgit au cours des disputes et ce sont les adversaires de Luther qui la soulèvent*. Pour Luther*, le principe de la justification gratuite ne découle pas d'une bonne lecture de la Bible, mais la conditionne; ce principe ouvre l'intelligence des Écritures et vient en premier.

Il faut, cependant, comme je l'ai fait pour la seconde, nuancer cette troisième observation. Elle vaut surtout pour l'Allemagne et pour le luthéranisme. En Suisse, dès le début, Zwingli met au premier plan la question de la lecture exacte de la Bible et plusieurs Confessions de foi réformées commencent par affirmer l'autorité de l'Écriture avant de parler de la justification gratuite. Il y a là une nette différence d'accentuation entre les deux principales branches de la Réforme. Toutefois, il faut rappeler que le courant réformé apparaît et se manifeste après le luthéranisme, même si son histoire, il serait plus juste de dire sa préhistoire, commence à peu près au même moment. De plus, la polémique des réformés avec les catholiques a porté beaucoup plus sur la Cène que sur l'autorité des Écritures*.

2. La Réforme, une nouvelle lecture de la Bible

Les observations qui précèdent ne signifient pas que la Réforme n'apporte rien de spécifique dans le domaine biblique et que sur ce point le protestantisme ne se distingue nullement du catholicisme. Il existe de profondes différences, mais il faut bien les situer. Elles ne concernent le principe de l'autorité de l'Écriture, aussi incontesté et aussi fortement affirmé d'un côté que de l'autre. Elles portent sur sa mise en pratique, sur la manière dont on lit, comprend et explique la Bible. Comme l'écrit Castellion, "la question n'est pas de savoir si les saintes Écritures sont véridiques, mais comment il faut les comprendre"*. Par rapport à la lecture traditionnelle de la Bible, la Réforme opère deux ruptures, et introduit un élément original qui entraînent une utilisation différente des Écritures et une nouvelle attitude à leur égard. Voyons ces trois points.

1. Le rejet de l'allégorie.

Le Moyen Age finissant pratique une exégèse à dominante allégorique de la Bible*. À la suite d'Origène et d'Augustin, et malgré la prudence relative de Thomas d'Aquin*, il distingue dans le texte plusieurs sens. Au littéral, s’en ajoutent trois autres, qualifiés de “spirituels” ou de "mystiques"*, parce qu'ils sont cachés et que seul l'Esprit permet de les découvrir. Il s'agit du sens métaphorique ou parabolique (on parle d'une chose pour parler d'une autre), du sens tropologique ou moral (on parle d'une chose pour parler du sujet croyant et de son existence); du sens anagogique ou eschatologique (on parle d'une chose pour parler du Royaume). Au nom de l’opposition entre la lettre qui tue et l’esprit qui vivifie*, on accorde une grande importance aux sens spirituels. On les juge déterminants et essentiels. Ils constituent le sens véritable qui se cache derrière le sens apparent de la lettre. On ne cesse de les cultiver, de les développer et de les enrichir. Il en résulte des interprétations qui nous paraissent complètement fantaisistes. J'en donne trois exemples :

1. Le premier très ancien, se trouve chez quantité d'auteurs et il sert précisément chez Nicolas de Lyre à illustrer et à expliquer la théorie des quatre sens. Il concerne le mot Jérusalem*. On affirme que dans la Bible, il a quatre acceptions qui se superposent. Il désigne, littéralement, une ville de Judée; allégoriquement, il se rapporte à l'Église (paraboliquement), ou à l’individu croyant (tropologiquement), ou au Royaume de Dieu (anagogiquement). Selon le sens que l’on privilégie, la compréhension d’un passage varie considérablement.

2. Un épisode évangélique fournit un second exemple. Il se situe le soir de l'arrestation de Jésus, juste avant Gethsémané. Les disciples présentent deux épées à Jésus, qui leur dit "C'est assez"*. L'exégèse du Moyen Age estime que l'une des épées représente le pouvoir spirituel, celui de l'Église ou du prêtre, et que l'autre épée symbolise le pouvoir matériel, celui du prince ou du chevalier. Cette interprétation se rencontre, par exemple, chez Bernard de Clairvaux et dans la bulle Unam Sanctam (1302)*. On en déduit que les apôtres et leurs successeurs ont le droit de disposer des deux épées, que le pouvoir temporel doit être au service de l'Église. On construit donc sur une allégorie contestable toute une conception des rapports entre le religieux et le politique.

3. Le troisième exemple se rencontre chez un auteur du douzième siècle, Honorius d'Autun* qui commente l'histoire bien embarrassante de David et de Bath-Schéba (ou Bethsabée)*. Il explique que David figure le Christ, Bethsabée l'Église, et Uri le diable; il donne ainsi une valeur édifiante à un récit qui rapporte un adultère et un assassinat.

Constamment, on attribue ainsi une portée symbolique aux personnages, aux objets et aux événements dont parle la Bible. A cette allégorisation foisonnante, les Réformes protestantes reprochent de traiter l'Écriture comme un objet disponible pour toutes sortes de manipulations. Selon une expression qui a révolté aussi bien Luther que Zwingli et Calvin, elle devient “un nez de cire” que l’on peut tordre et modeler à sa guise. Avec l'allégorie, écrit Martin Bucer, “on peut tirer de Virgile et d’Homère ce que l’on trouve dans l’évangile ou dans Paul et vice versa”*. Un théologien pourvu d’un peu d’imagination arrive à faire dire ce qu’il veut aux textes*. Tout en rendant hommage à la Bible, on ne la respecte pas vraiment, on se dérobe à "l'écoute stricte du texte lui-même"*. Comme le souligne Ebeling*, "la Réforme proteste contre l'indiscipline et la fantaisie de l'exégèse interprétative de son époque et plaide pour la rigueur".

La Réforme rejette donc l'allégorie. Luther, qui l’avait pratiquée avec modération au début de sa carrière*, l’admet uniquement à titre d’ornement ou d'illustration dans la prédication, jamais comme fondement, argument ou preuve*. "Le texte a un seul sens", écrit-il*. Zwingli utilise l'allégorie, mais la relègue à une place seconde; elle ne peut pas fonder une doctrine, seulement confirmer ce que la Bible enseigne ailleurs (ce qui d'ailleurs correspond à la position de Thomas d'Aquin). Plus catégoriquement Calvin condamne l'allégorie (avec cependant quelques exceptions : il reproche à Castellion de proposer une lecture littérale du Cantique des cantiques, qui en fait un "poème lascif"*). Les Réformateurs en appellent et se réfèrent au sens naturel ou obvie; il ne faut pas faire de la Bible un cryptogramme, selon une expression de Calvin. Dans La captivité babylonienne de l'Église, Luther écrit : les paroles de l'Écriture “doivent être retenues dans leur signification la plus simple. A moins que le texte ne l’exige manifestement, elles ne doivent pas être comprises à l’encontre de la grammaire et de leur sens propre”*. La Bible ne comporte pas de sens secret, dissimulé, difficilement accessible; elle est claire, lumineuse, facile à comprendre*. Quelques écrits du seizième siècle disent que la raison doit interpréter la Bible; il ne faut pas voir dans ce recours à la raison un rationalisme (ce serait anachronique), mais une volonté de rigueur qui refuse les lectures fantaisistes ou spiritualisantes.

2. Le rejet de l'Église interprète autorisée.

La Réforme va se distinguer du catholicisme moyenâgeux et classique par un second rejet : elle n'accepte pas de faire de l'Église l'instance habilitée à dire le sens exact des Écritures. Ce refus s'adresse, d'abord, avec une nuance qui sera indiquée plus bas, à la tradition (à ce que l'on considère comme l'enseignement de l'Église à travers les siècles). Il concerne, ensuite et surtout, les organes de gouvernement ecclésiastique (que ce soient les conciles ou la papauté).

En droit, au niveau des principes, le catholicisme, comme la Réforme, soumet et assujettit l'Église à l'Écriture. Mais, dans les faits, cette subordination non seulement disparaît, mais se renverse et se transforme en une sorte de maîtrise de l'Église. Les instances ecclésiastiques jouent un rôle décisif. Elles contrôlent l'usage et la lecture de la Bible; elles tranchent entre les diverses interprétations, déclarent les unes hérétiques, les autres orthodoxes. Le retournement qui s'effectue entre la théorie et la pratique du catholicisme se constate de manière caractéristique chez Augustin*. Il répète souvent que la Bible constitue la règle et la norme suprêmes en matière de foi. Mais toute une série de précisions vient affaiblir la portée de cette affirmation. Ainsi, Augustin souligne qu'il appartient à l'Église de délimiter le canon, de faire par conséquent le tri entre les écrits inspirés et les autres, de désigner ceux qui transmettent la révélation et d'écarter les autres. À quoi il ajoute qu'il revient à l'Église d'expliquer la Bible; elle indique comment il faut comprendre tel ou tel passage, elle détermine le sens exact de l'ensemble. En bref, la Bible est bien souveraine, mais l'Église la délimite, en garantit l'authenticité et en fournit la bonne interprétation*.

Ainsi, Bible, Église et tradition se tiennent étroitement et forment un bloc homogène. Tout un discours ecclésiastique entoure la Bible, l’enrobe et s’agglutine à lui. On ne sépare pas le texte des commentaires et explications qu’on en donne. Évidemment, la difficulté d'avoir recours, avant l'imprimerie, au texte "nu" a favorisé cette situation. On aboutit ainsi à une lecture qui aseptise et neutralise la Bible. Elle conforte, confirme, légitime l'institution ecclésiastique; elle ne l'interpelle pas ni ne la conteste, si peu que ce soit. Ebeling le souligne bien* : "Dans l'usage qu'en fit l'Église, l'Écriture sainte fut domestiquée de façon à ne plus présenter de danger pour le système ecclésial". La Bible sert non à réformer, mais à confirmer*.

La Réforme innove en brisant cette unité et en faisant de l'Écriture le juge de l'Église*. Les courants les plus contestataires du Moyen Age ne vont pas aussi loin. Occam, dans la préface de son livre Abrégé des erreurs du pape, écrit autour de 1325, oppose la Bible au pape, mais pas à l'Église (qui, selon lui, s'exprime par les conciles et non par la bouche du pape, opinion assez courante au seizième siècle)*. Comme l’écrit l’historien américain Lotz*, “Luther opère une rupture révolutionnaire avec ses adversaires et avec toute la théologie patristique et médiévale, non pas en proclamant l’autorité de la Bible que tout le monde reconnaissait, mais en contestant que l'Écriture et l’interprétation traditionnelle forment une unité indissociable”. Les comparutions du Réformateur devant Cajetan à Augsbourg en 1518 et devant la Diète de Worms en 1521 le montrent bien. Le désaccord porte non pas sur l’autorité de la Bible, mais sur l’instance habilitée à l’interpréter : l'Église, comme le prétendent Cajetan et Eck, ou “la conscience liée par la parole de Dieu”, comme le soutient Luther? Le mot "conscience" revient souvent dans la bouche ou sous la plume de Luther (“ne violentez pas ma conscience”; “je rétracterai tout si ma conscience me le permettait"; “il est dangereux d’agir contre sa conscience”). Il appelle “conscience” la conviction née en lui de la lecture, de l’étude et de la méditation de la Bible*. On peut objecter que de telles affirmations risquent de provoquer ou de favoriser une dérive subjectiviste, chacun mettant en avant sa propre interprétation de la Bible. En fait, pour les Réformateurs, la Bible s'interprète elle-même avec suffisamment de clarté pour qu'il n'y ait pas besoin d'instance habilitée à trancher le conflit des herméneutiques. Elle impose son sens, pour qui la lit avec foi; la conscience ne domestique pas la Parole biblique, mais elle en devient la "captive"*. Comme l'écrit P. Bühler, "ce n'est [pas] le lecteur qui interprète l'Écriture, mais l'Écriture qui interprète le lecteur"*. Nous ne transformons pas l'Écriture, elle nous transforme*.

Avec la Réforme, affirme G. Ebeling*, “l’interprétation de la Bible est devenue critique”, par quoi il faut entendre critique à l’égard de l’institution ecclésiastique, de son enseignement et de ses pratiques. Dans un livre célèbre de controverse paru en 1832, Symbolique, le théologien catholique Moehler définit ainsi la position romaine :”L'Église est l’interprète infaillible de l'Écriture sainte. Or de ceci quelle est la conséquence ? C’est que la doctrine de l'Église et la doctrine de l'Écriture sont une seule et même chose”*. En reprenant les termes mêmes de Moehler, on pourrait formuler ainsi la position de la Réforme : ”L'Église est l’interprète faillible de l'Écriture sainte. Or de ceci quelle est la conséquence? C’est que la doctrine de l'Église doit être sans cesse confrontée à celle de l'Écriture”.

Entre parenthèses, j'ai le sentiment que sur ce point la Réforme, sans en avoir conscience, rejoint et retrouve la raison d'être et la fonction premières des livres néotestamentaires. Étienne Trocmé* me semble avoir assez bien montré que le plus ancien des évangiles, celui de Marc, a été rédigé pour réagir contre les tendances dominantes dans les églises des années 70. Il raconte l'histoire de Jésus afin de contester la tradition naissante et les autorités ecclésiales qui, petit à petit, se mettent en place. Au départ, le Nouveau Testament ne rassemble-t-il pas des écrits d'opposition et de critiques qui opposent le Christ à l'institution ecclésiastique en train de se fonder?

La Bible ne doit donc pas servir seulement à légitimer nos institutions ou nos doctrines, à justifier nos croyances et nos pratiques. Sa fonction essentielle consiste à les mettre en cause, à les contester et à les ébranler. "Il faut lire la Bible pour s'y cogner le nez" écrivait Zwingli*, et la Confession de La Rochelle déclare : “toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées par icelle”*. Aujourd'hui, la notion de bloc indissociable s’est affinée, mais n’a pas disparu. Rarement, dans le catholicisme, on oppose ce que dit la Bible à ce qu’enseigne l'Église. On fait une constatation semblable pour les textes du Conseil Œcuménique des Églises. On y cherche dans la Bible des bases, des arguments, des illustrations, jamais des critiques ou des contestations. On trouve une attitude analogue dans les milieux fondamentalistes, souvent très proches du catholicisme classique par leur démarches et leur attitudes, même si les contenus diffèrent. On y utilise la Bible pour se justifier, se légitimer et se conforter. On se repose sur elle au lieu de s’exposer à elle. On en fait un fondement, autrement dit quelque chose sur quoi on s'assied ou qu'on foule aux pieds. Certes, la Bible est fondatrice, toutes les Églises chrétiennes le savent. Les Réformes luthériennes et réformées ont pour caractéristique et pour vocation de souligner qu’elle a également une valeur et une fonction interpellatrices, qu'elle porte une parole qui, comme une épée à deux tranchants, dérange, bouscule, oblige à bouger et à se réformer. La Bible exerce son autorité non pas lorsqu'elle nous installe dans une demeure, mais quand elle nous met en marche.

3. Une lecture savante de la Bible.

Le troisième point ne constitue pas à proprement parler une rupture; il apporte plutôt un élément original ou une accentuation nouvelle par rapport à la pratique courante de la Bible à la fin du quinzième siècle et au début du seizième. La Réforme luthéro-réformée combat, d'une part, les lectures allégorisantes du catholicisme, nous venons de le voir; elle s'oppose, d'autre part, aux lectures inspirées des courants illuministes ou enthousiastes de la Réforme radicale. Contre ces deux adversaires, elle insiste sur l'importance d'une étude savante, érudite et méthodique de l'Écriture, ce que nous appellerions aujourd'hui une lecture scientifique.

Ainsi, Luther rappelle souvent qu'il a fait des études poussées en théologie, jusqu'au doctorat*, qu'il a travaillé et enseigné l'Écriture Sainte. Il l'a fait parce que ses supérieurs le lui ont demandé et même le lui ont imposé malgré ses réticences. Les autorités religieuses l'ont appelé à exercer une fonction doctorale ; la responsabilité dont elles l'ont chargé l'amène, l'autorise, voire l'oblige à prendre parti contre Rome. Il s'oppose à l'Église par fidélité au ministère que cette même Église lui a confié. Dans ce propos, on peut déceler ce qui sera un des grands soucis de la Réforme : légitimer l'action des Réformateurs en montrant qu'ils ont reçu un mandat et ont acquis une compétence. Mais, de plus, il exprime ce qui sera une conviction de la Réforme, à savoir que l'interprétation de la Bible doit s'appuyer sur les travaux d'experts, de spécialistes*.

De plus en plus, et par réaction contre la Réforme radicale, les luthéro-réformés insisteront sur le savoir. On ne peut pas se contenter d'une lecture naïve et impressionniste des Écritures. Il faut l'étudier, en utilisant les méthodes philologiques et historiques mises au point par les humanistes*. Calvin demande aux prédicateurs d'utiliser les dictionnaires, les grammaires, les éditions savantes, de consulter les textes dans leur langue originale, hébreu, araméen ou grec. La Réforme veut des pasteurs qui aient une formation universitaire. Elle y voit une condition non pas suffisante, mais nécessaire d'une autorité de la Bible s'exerçant correctement dans l'Église.

Il ne s'agit nullement, comme l'anabaptiste Hubmaier le reproche à Zwingli, de remplacer le règne des "papistes" par celui des "linguistes"*, ou d'établir, selon l'expression polémique de Müntzer, "une tyrannie des scribes"*. On n'entend pas instaurer une nouvelle classe de "clercs", qui, à cause de leur savoir, détiendraient le pouvoir dans l'Église et qui deviendraient les interprètes autorisés de l'Écriture. Confier la Bible à des érudits ne signifie nullement, dans l’esprit des Réformateurs, l’enlever ou l’interdire au peuple, bien au contraire. En effet, dans la ligne des humanistes du seizième siècle, qui se voulaient pédagogues*, ils estiment que loin de s’opposer à la simplicité, la science la favorise. En principe, tout le monde y a accès. A la différence de la scolastique*, elle ne fait pas appel à des argumentations obscures ou incompréhensibles pour les non-initiés; elle n'a pas recours à des secrets ou à des mystères; elle procède par des raisonnements que chacun peut comprendre, vérifier et évaluer. Elle n’impose pas ses conclusions, mais y conduit en expliquant, en prouvant, en convaincant. Le savant ne confisque pas le savoir. Il le partage; il permet ainsi à ceux auxquels il s’adresse de se faire une opinion, et de prendre position en connaissance de cause. Il n’appartient pas aux spécialistes de décider au nom de leur compétence. Cependant, aucune décision authentique ne peut se prendre sans eux. Il n’y a pas de recours sérieux et de référence légitime à l'Écriture pour qui n’utiliserait pas, à son niveau et selon ses moyens, leurs travaux. Le principe du sola scriptura (l'Écriture seule) ne signifie pas : “supprimons les études et les Facultés de Théologie”; ni "jetons aux orties les commentaires bibliques", il veut plutôt dire : “développons, approfondissons et répandons largement la culture théologique”. Il importe de rappeler que la Réforme luthérienne part d’une Université et que Luther écrit des Catéchismes destinés à servir de manuels et d’ouvrage de références aux pères de famille. Dès son arrivée à Zurich, Zwingli y organise des études bibliques. Calvin développe l’Académie de Genève. Au seizième et au dix-septième siècles, les réformés bâtissent des écoles près de leurs temples (Calvin compare d'ailleurs souvent l'Église à une école). “Ces messieurs, écrit d’eux Bossuet, étaient humanistes et grammairiens”*

De la Réforme, le protestantisme luthéro-réformé a hérité le souci d'une exégèse scientifique qui se méfie des lectures spirituelles ou mystiques de la Bible. Il écarte ces explications qui, pourvu que ce soit pieux, font dire n'importe quoi au texte. L'Église du Moyen Age vénère la Bible, mais ne la respecte pas vraiment, car en l'interprétant, sous prétexte d'en montrer la richesse, elle en distord le sens. Le même danger menace tout un courant du protestantisme actuel. Les milieux à tendance fondamentaliste ou evangelical (il ne faut pas confondre evangelical et évangélique) rendent un très grand et très bel hommage aux Écritures, ils en proclament l'inerrance, ils la sacralisent, on pourrait presque dire la divinisent. En même temps, on constate que ces milieux manipulent et maltraitent souvent les textes. Ils en proposent des interprétations aussi ingénieuses que fantaisistes pour les harmoniser, au lieu d'en reconnaître les divergences, pour y trouver ce qu'ils estiment être la bonne doctrine, pour faire coïncider les récits avec les événements. Ils prennent des libertés que ne se permettra jamais l'exégèse historico-critique avec ses analyses scrupuleuses et minutieuses et l'attention qu'elle porte à la lettre. La critique biblique sert plus la vérité et la foi, elle honore plus le texte qu'une piété bien intentionnée, certes, mais obscurantiste qui chante les louanges de l'Écriture, et la malmène. L'hommage conduit souvent au manque de respect.

3. La Bible : norme, mais non monopole.

La Réforme donne donc une très grande importance à la Bible. Il ne faut cependant pas exagérer cette importance, comme l'ont fait certains courants du protestantisme, ceux que l'on qualifie depuis le début du vingtième siècle de "fondamentalistes". Pour définir de manière exacte le sens du Sola Scriptura, pour bien comprendre la portée de ce principe, il convient de donner trois précisions.

1. Connaissance et révélation naturelles de Dieu?

Très souvent, aux deux ruptures signalées plus haut, on en ajoute une troisième : le refus de toute révélation divine en dehors de la Bible, l'affirmation que Dieu parle et se manifeste seulement dans les Écritures, qu'on ne peut pas connaître Dieu autrement ou par ailleurs. De nombreux auteurs, en particulier au cours du second tiers de notre siècle, ont soutenu que là réside l'une des spécificités majeure des Réformes luthériennes et réformées et qu'elle les oppose au réformisme catholique et aux radicaux. Elles rejetteraient la théologie naturelle, alors que le catholicisme classique lui donne une place importante. Elle n'admettrait pas que les sagesses, les religions et les spiritualités humaines puissent percevoir et dire quelque chose de Dieu qui soit valable et pertinent quand elles ne le puisent pas directement dans la Bible.

 Quantité de textes démentent, au moins en partie, cette thèse. Si l'on rencontre dans certains passages de Luther (en particulier dans ceux qui condamnent la philosophie ou la raison*), mais pas dans tous, l'idée que l'Écriture aurait l'exclusivité de la Révélation, par contre pour Zwingli et pour Calvin, Dieu se manifeste aussi en dehors de la Bible. Selon ces deux Réformateurs, tout être humain connaît, ou peut connaître Dieu de deux manières distinctes et différentes par leur cheminement ou leur démarche, mais semblables ou identiques quant au contenu.

1. D'une part, notre regard ou notre savoir sur le monde nous donnent une connaissance naturelle de Dieu. Nous l'acquerrons par notre observation et notre réflexion sur les choses et les êtres. Ainsi, pour Calvin, l'univers ne peut être, à cause de sa beauté, que l'œuvre d'un grand artiste; son organisation et son fonctionnement impliquent qu'un excellent ingénieur l'a fabriqué. Pour Calvin, cet artiste et cet ingénieur, c'est Dieu; on le perçoit clairement dans ou à travers ce qu'il a créé; il suffit de regarder. Cette connaissance naturelle de Dieu donne naissance à la philosophie (à cette époque, la science fait partie de la philosophie), mais elle n'est pas réservée aux philosophes; elle s'impose aux plus simples comme aux plus savants. Dans cette perspective, l'athéisme représente une sottise et une absurdité. L'athée se refuse à l'évidence. Il ne veut pas voir ce qui saute aux yeux.

2. D'autre part, Dieu met en chacun de nous une connaissance de lui-même qui se trouve à l'origine de toutes les religions. Cette connaissance vient d'un acte de Dieu, d'une révélation que l'on qualifie de générale, parce que tous les êtres humains, sans exception, la reçoivent. Pour la définir, Calvin se sert d'une série de verbes caractéristiques. Dieu, dit-il, imprime, engrave, enracine, plante, sème en nous sa connaissance. La religion constitue donc un fait universel, lié à la volonté du créateur qui la donne à tout être humain. Dans cette perspective, quelqu'un qui serait sans religion aurait perdu un élément constitutif de son humanité, et deviendrait semblable à une "bête brute". Il tomberait dans l'animalité.

Cependant, le péché a obscurci cette connaissance naturelle de Dieu et a perverti en idolâtrie cette révélation générale. On ne les discerne désormais qu'à partir de l'Écriture. Selon une image de Calvin, les écrits bibliques fonctionnent comme des lunettes qui nous font voir ce qui, sans elles, nous échapperait*. De plus, si le monde témoigne de "l'excellente et admirable grandeur de l'ouvrier"*, il n'enseigne pas sa volonté ni la manière dont il veut qu'on le serve. Enfin, et surtout, seule la Bible révèle comment nous sommes sauvés, conduits au salut. Par rapport à elle, il y a infériorité et subordination de toutes les autres manifestations divines. La Bible n'est donc pas la seule source de la connaissance de Dieu. Par contre, elle fournit la clef qui permet d'avoir accès à ces autres sources; de plus, elle est l'instrument de mesure qui permet de les évaluer; et, enfin, elle est beaucoup plus complète. Elle n'a pas le monopole de la révélation, mais elle est la révélation normative, celle qui juge toutes les autres, et la révélation parfaite, alors que les autres restent partielles et insuffisantes.

2. La tradition.

Contrairement à ce que l'on a parfois dit, l'affirmation du sola scriptura ne veut pas disqualifier et écarter ce qu'apporte la tradition*. La Réforme luthéro-réformée n’entend nullement ignorer des siècles de travail et de réflexion sur la Bible ni éliminer tout ce qu'ont édifié des générations de chrétiens. À la différence de la Réforme radicale, elle ne veut pas faire table rase du passé*. Dans leurs explications de l'Écriture, les Réformateurs se servent abondamment de commentaires antérieurs (en particulier ceux d’Augustin). Ils estiment que la tradition a beaucoup à nous apprendre; il faut l'étudier avec soin et respect, et en tenir compte. Zwingli demande qu'on ne la méprise pas, mais qu'on l’utilise avec discernement*. En 1530, aussi bien Mélanchthon dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg que Zwingli dans la Fidei Ratio citent aussi souvent les Pères que la Bible pour étayer leurs thèses, en particulier dans les pages qui concernent le sacrement (alors que le Concile de Trente se réfère plus, dans ce domaine, à la Bible qu'à la tradition). Plus tard, le luthérien Chemnitz (1522-1586) essayera de montrer dans un livre intitulé Examen du Concile de Trente (1566 et 1577) qu’en condamnant Luther, le concile de Trente a condamné du même coup la tradition catholique qui donne raison au Réformateur. De même, Calvin estime que les Pères, à qui il arrive, certes, de se tromper, sont plutôt du côté de la Réforme que de celui du catholicisme*. La Confession helvétique postérieure déclare : nous ne "méprisons point les interprétations des saints pères tant grecs que latins, et ne rejetons pas... leurs traités"*.

Si la Réforme luthéro-réformée ne conteste pas l’intérêt ni la valeur de la tradition, par contre elle en nie catégoriquement la normativité. Elle refuse d'en faire le juge qui tranche. Il n’appartient pas aux écrits ecclésiastiques et théologiques de déterminer la bonne interprétation de la Bible, mais, au contraire, la lecture et l’étude de la Bible permettent d’évaluer la valeur de ces écrits*. Zwingli écrit que "les Pères doivent être soumis à la Parole de Dieu, et non la Parole de Dieu aux Pères"*. La première Confession helvétique de 1536 déclare que lorsqu'ils suivent l'Écriture, les Pères et les anciens docteurs "sont des instruments d'élite par lesquels Dieu a parlé et opéré"*. Le synode de Westminster (1649) précise: "Tous les synodes ou conciles ... peuvent s'être trompés, et beaucoup se sont trompés. Par conséquent, ils ne peuvent être reçus comme règle de foi et de vie; mais pour la foi et la vie, ils doivent être utilisés comme des aides"*. Le principe du sola scriptura ne veut pas dire :”nous ne voulons connaître aucun autre livre que la Bible”, mais : “seule la Bible a pour nous une autorité décisive".

3. L'Église

Il en va exactement de même pour l'Église. Il ne s'agit pas de lui enlever toute fonction magistérielle, mais de relativiser cette fonction, de lui donner une valeur subordonnée et non déterminante.

Ainsi, Calvin souligne que celui qui lit et étudie la Bible ne le fait jamais seul. Il ne travaille pas en tête à tête avec le texte. Il se sait entouré d'une communauté d'études et de foi; il bénéficie du labeur, de la méditation et de la réflexion d'autres croyants. Quand il y a conflit entre des interprétations divergentes, Calvin estime "qu'il n'y a meilleur ni plus certain remède que d'assembler un concile" afin d'en discuter et de trancher*. Pour les Réformateurs, l'Église joue un rôle important parce qu'elle apprend à lire la Bible, l'explique et, du même coup, l'interprète. Le commentaire qu'elle en donne mérite l'attention; on ne doit pas l'écarter et s'en séparer sans fortes raisons et mûres réflexions; il ne peut cependant pas prétendre à une valeur normative.

Les textes ecclésiastiques, les définitions des grands conciles ou les confessions de foi qui définissent les positions réformées ne sont donc pas la règle suprême, et on ne doit pas exiger du croyant qu'il y adhère sans condition. La Confession de foi de La Rochelle (1559-1571), l'indique très clairement :

"Ni l'antiquité, ni les coutumes, ni la multitude, ni la sagesse, ni les jugements, ni les arrêts, ni les édits, ni les décrets, ni les conciles, ni les visions ni les miracles ne doivent être opposés à ...l'Écriture Sainte...au contraire toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon icelle. Suivant cela nous [reconnaissons] les trois symboles à savoir des Apôtres, de Nicée et d'Athanase parce qu'ils sont conformes à la parole de Dieu".

En 1688, un des théologiens protestants les plus influents de l'époque, le genevois François Turretini, formule très exactement la position protestante* :

"L'autorité de ces confessions publiques de l'Église doit être grande ... ; elle reste cependant inférieure à l'autorité de l'Écriture. Celle-ci est la règle, celle-là la chose réglée ... À celle-ci il faut donner foi directement et absolument; celles-là doivent être jugées et crues dans la mesure où elles sont en accord avec la Parole. Celle-ci est la règle fixe et immuable de la foi; celles-là sont susceptibles de révisions et d'examens, au cours desquels, il ne convient pas seulement de les expliquer et de les développer, mais aussi d'en corriger toute erreur, et de les réformer selon la norme de la Parole".

Comme on le voit, les textes conciliaires ne sont pas les clefs de l'interprétation de la Bible. Ils ne sont reconnus que dans la mesure où on constate leur conformité avec l'Écriture; dans le cas contraire, on doit les réformer. Il en va de même pour les textes de la Réforme, la Confession écossaise de 1560, déclare :

"Quiconque découvrira dans notre confession un article quelconque ou une proposition qui contrediraient à la sainte Parole de Dieu, qu'il veuille bien s'employer très aimablement et pour l'amour de la charité chrétienne à nous les signaler par écrit. Nous lui promettons, sur honneur et fidélité soit réfutation par la bouche même de Dieu, c'est à dire par sa parole, soit correction de ce dont il nous aura prouvé la fausseté".

Il y a là un contraste très fort et une opposition très nette avec le Concile de Trente qui déclare :

“Personne dans les choses de foi ou de mœurs concernant l’édifice de la doctrine chrétienne ne doit, en s'appuyant sur son seul jugement, oser interpréter l'Écriture sainte en la détournant vers son sens personnel, en allant contre le sens qu’a tenu et que tient notre sainte mère l'Église à qui il revient de juger du sens et de l’interprétation véritables des saintes Écritures, ou allant encore interpréter contre le consentement unanime des Pères”.

Les décisions conciliaires ont ici une valeur absolue et constituent la norme suprême. Au contraire, pour le protestantisme, ces décisions, ainsi que les écrits symboliques luthéro-réformés (catéchismes, confessions de foi, textes ecclésiastiques officiels), appartiennent à ce que les théologiens appellent la norma normata. Ils constituent une règle subordonnée, amendable et révisable, soumise au principe supérieur et déterminant de l'autorité de l'Écriture, qualifiée de norma normans. Il ne faut pas en faire des lois fondamentales et intangibles qui commanderaient tout.

 Dans cette perspective, la Réforme souligne que la tradition et l'Église n'ont pas le pouvoir d'ajouter de nouveaux articles de foi à ceux que la Bible formule explicitement. Dans La captivité babylonienne de l'Église*, Luther écrit : "Ce qu'on affirme en dehors de l'Écriture ... il est bien permis de le penser, mais il n'est pas nécessaire de le croire". Il distingue très nettement entre opinions et articles de foi. La tradition théologique et ecclésiale propose, formule des opinions qui peuvent être légitimes (il est permis de les penser, donc de les accepter), mais qu'on ne saurait rendre obligatoires (il n'est pas nécessaire de les croire). L'Écriture, elle, donne des articles de foi qui s'imposent au croyant, auxquels il doit adhérer. La Réforme reproche au catholicisme de ne pas faire ou de ne pas respecter cette distinction, autrement dit de confondre l'autorité de la Bible et celle de l'Église, au lieu de les hiérarchiser. L'Église assiste, elle aide, elle oriente, elle ne décide pas. Le catholicisme tend à fonder la validité de la Bible sur l'autorité de l'Église; au contraire, pour la Réforme, la validité de l'Église dépend de sa fidélité à l'Écriture*.

Conclusion : Une nouvelle structuration de la foi

Luthéro-réformés et catholiques affirment l'autorité de la Bible, l'importance de l'Église, la valeur de la tradition : sur tous ces thèmes, il y a accord. Les désaccords viennent de la manière dont on les organise, dont on les articule les uns avec les autres. La position catholique peut se représenter par le schéma suivant :

Bible---->Tradition---->Église actuelle---->Croyant

Le sens de la Bible se dit dans la tradition dont le magistère ecclésiastique est l'organe et l'interprète. On a donc une démarche déductive et linéaire : chaque instance est soumise à la précédente, mais aussi l'exprime. Il en résulte qu'en fin de compte, pour le croyant, voire pour le théologien, l'autorité de la Bible ne se distingue pas de celle de l'Église; elles sont, comme l'écrit Moehler, "une seule et même chose". Au contraire, la position protestante peut se figurer de cette manière :

autorité de la Bible pour le protestant

Ce schéma implique une constante confrontation : par fidélité à l'Écriture, le croyant interpelle l'Église et par fidélité à l'Écriture, l'Église interpelle le croyant. Se met donc en place un nouveau fonctionnement de l'autorité de l'Écriture. Le protestant ne peut pas dire, comme l'évêque Guillaume Petit en 1526 : "je crois sainte mère Église et plus ne m'enquiers"*, ni comme Ferdinand Brunetière, au début de notre siècle : "ce que je crois, aller le demander à Rome". Il doit s'enquérir, vérifier. En 1678, dans un débat qui oppose l'évêque Bossuet et le pasteur Claude, la différence des deux attitudes apparaît très clairement. Pour Bossuet, l'Église transmet et explique les Écritures au croyant; la soumission au magistère et celle à la Bible se confondent, s'identifient, on ne peut pas les distinguer. Claude soutient, au contraire, que le croyant doit examiner les doctrines proposées à la lumière de l'Écriture. Dans cette ligne, très souvent les protestants opposent "la voie d'examen", qu'ils préconisent, à "la voie d'autorité" qui, selon eux, caractérise le catholicisme*. Au début du dix-neuvième siècle, le pasteur Samuel Vincent écrit cette phrase caractéristique : "Le fonds du protestantisme, c'est l'Évangile, sa forme, c'est la liberté d'examen"*.

André Gounelle

Notes :

* L'essence de la foi chrétienne, Seuil, 1970, p. 35.

* cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, T&T Clark, 1982, p. 51.

* Obedients Rebels, Harper and Row, 1964, p. 21.

* Cf. J.F. Guilmont, La Réforme et le livre, Cerf, 1990, p. 10-12, 22-23.

* En 1478, Giovanni Antonio Campano écrit "Imprimit ille die quantum non scribitur anno" : "on imprime en un jour d'avantage qu'on peut écrire en un an" (P.M. Bogaert (éd.), Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Age à nos jours, p. 38).

* Cf. P. Denis, Le Christ étendard, Cerf, 1987 p. 16-29.

* Cf. L. Febvre et H.J. Martin, L'apparition du livre, Albin Michel, 1958.p. 3-27, et H.J. Martin, l'article "livre" dans le volume 10 de l'Encyclopaedia Universalis. P. Denis, Le Christ étendard, p. 39.

* dans G.Bédouelle et B.Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, Beauchesne, 1989, p. 47 et 59.

* cité par J.V.Pollet, Huldrych Zwingli et le zwinglianisme, Vrin, 1988, p. 29.

* P. Chaunu le souligne justement : "Historiquement, ce n'est pas le sola scriptura qui a conduit au sola fide, mais l'évidence libératrice du sola fide qui a renforcé le sola scriptura" (Eglise culture et société, SEDES, 1981, p. 351). 

* texte dans La foi des Eglises luthériennes, Cerf - Labor et Fides, 1991.

* cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p. 54.

* M. Luther, "Commentaire aux Galates", Œuvres, Labor et fides vol.15, 1956, p. 299. Cf. le chapitre 5 de ce cours sur la lecture luthérienne de la Bible.

* Cf. B. Cottret, 1598. L'Édit de Nantes, p. 31-35, 56. T. Wanegfellen, Ni Rome, ni Genève, p. 17.

* S. Castellion, De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, p.87. Cf. E. Troeltsch, The Christian Doctrine, Fortress Press, 1991, p. 45. P.M. Bogaert (éd.), Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Age à nos jours, p. 48.

* Cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p. 52. J.D. Kraege, "La réforme herméneutique de Luther", Lumière et vie, n° 158, juillet-août 1982, p. 30 ss.

* Somme théologique, q.1, art.10, ad.1 (Cerf, v.1, p. 163).

* Voir H.de Lubac, L’exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Aubier, 1959-1964 et A.Gounelle, "Les quatre sens de l'Ecriture", Études théologiques et religieuses, 1973/1.

* 2 Corinthiens, 3, 6.

* H. de Lubac, L’exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, I/2, p. 645-647.

* Luc, ch.22, v.38.

* Bernard, Épître , 256; H. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, Cerf, 1996, p. 316, n°873.

* cf. C.Spick, Esquise d'une histoire de l'exégèse latine au Moyen Age, Vrin, 1944, p. 97.

* Second livre de Samuel, ch. 11.

* cité d’après H.Strohl, La pensée de la Réforme, Delachaux et Niestlé, 1951, p. 77.

* Cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p. 52.

* G. Ebeling, Luther, Labor et Fides, 1983.p. 92.

*L'essence de la foi chrétienne, p. 45.

* J.D. Kraege "La réforme herméneutique de Luther", Lumière et vie, n° 158, juillet-août 1982, p. 31-33.

* Commentaire de Galates 4/24, Œuvres, Labor et fides, t.16, p. 149.

* Cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p.57. On trouve la même affirmation chez Lefèvre d'Etaples (P.M. Bogaert (éd.), Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Age à nos jours, p. 53).

* Cf. F. Buisson, Sébastien Castellion. Sa vie et son œuvre, Librairie Hachette, 1891 p. 199. Pour Castellion, le "cantique" est un poème érotique qui normalement n'aurait pas dû faire partie du canon biblique.

* M. Luther, Œuvres, vol.2, p. 177.

* voir M.Lienhard, Martin Luther. Un temps, une vie un message, Le Centurion, Labor & Fides, 1983, p. 327.

* voir l'article "saint Augustin" du Dictionnaire de Théologie catholique.

* Cf. K. Barth, Dogmatique, Labor et fides vol.1, p. 247-248.

* L’essence de la foi chrétienne, p. 45. Cf. G. Ebeling, Luther, p. 91.

* Cf. P.Denis, "La Bible et l'action pastorale" dans G.Bédouelle et B.Roussel, Le temps des Réformes et la Bible, Beauchesne, 1989, p. 539.

* Cf. le reproche que le P. Congar adresse à Calvin : "il sépare et oppose, ou considère que l'on peut séparer et opposer l'Eglise et la parole de Dieu, ce qui revient à séparer le corps du Christ et la parole du Christ", Vraie et fausse réforme dans l'Eglise, Cerf, 1950, p. 495; cf. p. 502.

* Cf. B.A. Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p. 52-53.

* D. W.Lotz, “Sola Scriptura : Luther on Biblical Authority” in Interpretation, july 1981, p. 266-267. Cf. P.Chaunu, Eglise, culture et société, p. 341-343; M.Lienhard, Martin Luther. Un temps, une vie un message, p. 324-325.

* Cf. H.Strohl, La pensée de la Réforme, p. 66, note 1; G. Ebeling, Luther, p. 105.

* "La Bible est votre maître; vous n'êtes pas maîtres de la Bible" déclare Zwingli (cité d'après G.R. Potter, Zwingli, Cambridge University Press, 1984, p. 106).

* P. Bühler, article "Luther" dans Encyclopaedia Universalis, vol. 11, p. 345, col. 1.

* Cf. commentaire du psaume 67/68, dans l'édition de Weimar, v. 3, p. 397, l.9-11.

* L’essence de la foi chrétienne, p. 43.

* J.A. Moehler, Symbolique, Louis-Vivès, 1852. t.2, p. 53.

* La formation de l'évangile selon Marc, P.U.F., 1963.

* Cf. J.Courvoisier, Zwingli, théologien réformé, Delachaux et Niestlé 1965, p.32 et W.P. Stephens, The Theology of Huldych Zwingli, Clarendon Press, 1986.p. 58.

* Article 5, Confessions et catéchismes de la foi réformée, Labor et fides, 1986, p. 116.

* Cf. M.Lienhard, "Luther avait-il conscience de réformer l'Eglise?", Revue de Théologie et de Philosophie, 1986/2, p. 157-258.

* Cf. M. Luther, Œuvres, t.4, p. 105-108.

* Pour l'humanisme, écrit F.Higman (La diffusion de la Réforme en France, Labor et Fides, 1992, p. 13), étudier un écrit ne signifie plus "commenter les commentaires des autres sur la base d'un texte indiscuté", mais s'intéresser "à une révision des textes de base" et comprendre ces textes "dans leur situation historique et sociale". Les théologiens scolastiques du seizième siècle se méfient des "grammairiens" qui étudient la Bible. cf. P.M. Bogaert (éd.), Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Age à nos jours, p. 48.

* J.V.Pollet, Huldrych Zwingli et le zwinglianisme, p.133. Castellion, pourtant lui-même un grand érudit, adresse le même reproche à "Calvin et aux siens" : "pour enseigner ou prêcher, ils n'admettent personne qui ne soit un puits de science et de langues. Si le Christ leur venait et ne parlait pas latin, ces gens n'en voudraient pas." (Contre le libelle de Cavin, p. 154; cf. p. 174-175). Cf. Y. Congar, Vraie et fausse réforme de l'Eglise, p. 511 et 515 qui formule une critique analogue, d'un point de vue catholique, à l'égard de la Réforme.

* cité par M. Lienhardt, in Histoire du Christianisme, Desclée, 1992, tome 8, p. 138.

* G. Bedouelle, "De l'humanisme aux réformes", in P.Chaunu, L'aventure de la Réforme, Desclée de Brouwer, et Hermé, 1986, p. 71.

* Cf. A. Ganoczy, "Calvin avait-il conscience de réformer l'Eglise?" Revue de Théologie et de Philosophie, 1986/2, p. 165.

* cité d’après B. Cottret. Calvin, p. 197.

* Cf. B.A.Gerrisch, The Old Protestantism and the New, p. 57.

* Institution de la religion chrétienne, 1,6,1.

* P.Dumoulin, cité d'après F. Chevalier, Prêcher sous l'Edit de Nantes, Labor et Fides, 1994, p. 87.

* Cf. E. Troeltsch, The Christian Faith, p. 25-26, 30-32. C. Braaten, La théologie luthérienne, p. 18-25.

* Cf. M. Réveillaud, "L'autorité de la tradition chez Calvin", Revue Réformée, n° 34, 1958/2. F. Chevalier, Prêcher sous l'Edit de Nantes,  p. 75-77.

* W.P.Stephens, The Theology of Huldych Zwingli, p. 54-55.

*  Institution de la Religion chrétienne, Epître au Roi, p. XXVIII-XXXI.

* Confessions et catéchismes de la foi réformée, Labor et fides, 1986, p. 206. Cf. A. Ganoczy, "Calvin avait-il conscience de réformer l'Eglise ?" Revue de Théologie et de Philosophie, 1986/2, p. 166.

* Cf. P. Fraenkel, "Luther et le langage de la théologie", Revue de Théologie et de Philosophie, 1987/1, p. 27.

* W.P. Stephens, The Theology of Huldych Zwingli, p. 52-53.

* texte dans Abraham Ruchat, Histoire de la Réforme en Suisse, 1837, v.4, p. 62.

* art. 31, Revue Réformée, n° 153, 1988/1, p. 61.

* Institution de la religion chrétienne, 4,9,13.

* Confessions et catéchismes de la foi réformée, p. 116.

* cité d'après P. Maury, "L'unité de l'Eglise au XVI° siècle et aujourd'hui", Foi et vie, mars-avril 1959.

* K.Barth, Connaître Dieu et le servir, Delachaux & Niestlé, 1945, p. 8. Indication analogue chez Théodore de Bèze dans la préface de "La confession de foi du chrétien", Revue Réformée, n°23, 1955, p. 13.

* Quatrième session de 1546, G. Alberigo, Les conciles œcuméniques, Cerf, 1994, 2**, p.1354, (traduction légérement modifiée).

* Oeuvres, 2, p.177. On trouve une affirmation voisine sous la plume d'Occam, voir K.Runia, "The Hermeneutics of the Reformers", Calvin Theological Journal, 1984/2, p. 123.

* La première des thèses préparées par Zwingli en 1523 pour la Dispute de Zurich déclare : "Tous ceux qui disent que l'évangile n'a pas de validité sans la sanction de l'Eglise sont dans l'erreur et offensent Dieu" (cité d'après J.Courvoisier, Zwingli, théologien réformé, Delachaux et Niestlé 1965, p. 41)

* F.Higman, La diffusion de la Réforme en France, p. 21.

* Cf. H. Bost, "Protestantisme, une naissance sans faire part", Études théologiques et religieuses, 1992/3, p. 366.

* Vues sur le Protestantisme en France, Treutel et Wurtz, 1829, v.1, p. 19 (Cf. v.2., p. 68).

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot