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Quatrième Partie
Conclusion générale

 

L'esprit du protestantisme

Le titre de ce chapitre de conclusion demande une explication. Que faut-il entendre exactement par le mot "esprit" qui y est employé?

Le Dictionnaire de la langue française de Littré, qui fait autorité parmi les puristes, recense vingt-neuf acceptions différentes de ce mot. Nous avons donc du choix! Dans la langue classique, le plus souvent "esprit" correspond en gros à "essence", c'est à dire à ce qui constitue une chose, à ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est, à ce qui en établit l'identité. Compris de cette manière, l'esprit du protestantisme se définit par les principes fondamentaux de l'autorité de l'Écriture et du salut gratuit que nous avons étudiés dans les parties 2 et 3 de ce cours, et par les orientations ecclésiologiques que nous avons analysées dans la quatrième partie. Autrement dit, les chapitres qui précèdent n'ont parlé de rien d'autre que de l'esprit du protestantisme, ainsi défini.

Il existe un autre sens, également classique, du mot esprit : l'esprit comme ce qui anime, inspire, oriente une réflexion ou un comportement. Quand Montesquieu traite de L'esprit des lois, il se demande ce qui détermine une forme de gouvernement. Il veut dégager la conception de l'existence qu'elle traduit. Il s'interroge sur la visée ou l'intention qu'elle concrétise. Ainsi, il écrit que la monarchie "est le gouvernement d'un seul, mais par des lois fixes et établies". Il définit ainsi le "principe" de la monarchie, de même que l'autorité de l'Écriture et la justification gratuite constituent les principes du protestantisme. Ensuite, Montesquieu caractérise "l'esprit" de la monarchie en disant qu'elle consiste à faire appel à l'honneur et aux honneurs pour diriger les peuples. De même, à ses yeux, le despotisme a pour principe le gouvernement d'un seul, sans règles ni lois, et "l'esprit" du despotisme consiste à gouverner par la crainte. Quant à la démocratie, elle a pour principe le gouvernement issu du suffrage populaire, et Montesquieu, avec un bel optimisme, lui reconnaît comme "esprit" la vertu! On peut, bien entendu, contester les analyses de Montesquieu. Leur démarche n'en demeure pas moins intéressante et elle a inspiré le titre de ce chapitre final. Il voudrait, après avoir analysé les principes du protestantisme, essayer d'en exprimer l'esprit. Il sera forcément plus subjectif et reflétera plus mes choix et engagements personnels que les précédents. Il a pour but de faire percevoir quelque chose de l'âme protestante qui se manifeste dans la théologie qu'elle suscite ou dont elle se nourrit.

1. De Dieu et de l'homme

En ce qui concerne les relations de Dieu avec les êtres humains, deux convictions dominent la démarche, la spiritualité et la pensée du protestantisme : premièrement, Dieu seul est Dieu; deuxièmement, je suis devant Dieu. Bien entendu, ces deux convictions n'appartiennent pas en exclusivité au protestantisme. Il n'en possède nullement le monopole. Elles le caractérisent cependant, parce qu'elles fondent et imprègnent à la fois sa théologie et sa piété et, surtout, parce qu'il les interprète de manière radicale, sans atténuation ou adoucissements.

1. Dieu seul est Dieu

Les réformés, beaucoup plus clairement et fortement que les luthériens ont mis l'accent sur cette première affirmation (même si elle se trouve aussi chez Luther*).

Zwingli et Calvin soulignent beaucoup l'un et l'autre la majesté et la souveraineté de Dieu. Ils ne cessent de proclamer : Soli Deo gloria, “à Dieu seul la gloire", et les réformés feront de cette formule leur devise. Pour eux, entre le Créateur et les créatures, il n'existe pas de zone mixte, de région intermédiaire, ou de passage progressif, mais une coupure nette, une distinction tranchée. Reprenant à son compte un vieil adage, Zwingli déclare: finitum non capax infiniti. Le fini ne porte pas en lui l'infini. Il n'y participe pas. Il reste toujours étranger et extérieur au divin. Il se produit des rencontres, certes, mais jamais d'amalgame. Même dans la communion, même dans la foi par laquelle Dieu se rend présent dans le fidèle, la distance et la différence demeurent. Rien de plus contraire à l'esprit réformé que l'affirmation, chère aux orthodoxes, que Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu, ou que l'idée d'un salut opérant une déification du croyant*, ou encore que le thème mystique d'expériences exceptionnelles où s'estompe, voire s'abolit la frontière entre le divin et l'humain.

On pourrait penser que le cas du Christ, en sa qualité de Dieu-homme, constitue une exception. Il n'en est rien. Zwingli et Calvin estiment que dans sa personne, la nature humaine et la nature divine ne se mélangent pas. Elles se côtoient, se juxtaposent. Elles s'accrochent, se collent l'une à l'autre. Elles ne fusionnent pas. Ici, les réformés s'écartent de Luther. Si l'on peut risquer cette comparaison, pour les réformés, les deux natures du Christ tiennent l'une à l'autre comme les deux voitures d'une rame T.G.V. (on ne peut pas les détacher l'une de l'autre, mais elles restent distinctes), alors que, selon Luther, les deux natures s'interpénètrent comme le café et le lait dans le café au lait. Contrairement à ce que disent les cantiques luthériens, pour les réformés, à Béthléem on emmaillote et on couche dans la crèche un bébé humain et non Dieu. De même, à Golgotha, ce n'est Dieu, mais l'homme qui est crucifié et qui meurt. "Seule l'humanité peut souffrir, écrit Zwingli, ... le Fils de Dieu ... est mort seulement selon son humanité"*. A la différence de Luther, Zwingli et Calvin rejettent "la communication des idiomes", cette théorie selon laquelle il y aurait transfert des qualités divines à la nature humaine de Jésus et vice versa*. À leurs yeux, elle ne respecte pas suffisamment la distinction entre le divin et l'humain.

Sur ce point, le protestantisme réformé se montre intraitable. Il considère que la plupart des religions opèrent des mélanges blasphématoires entre le créateur et les créatures, et tombent dans l'idolâtrie. Ils discernent tout particulièrement cette erreur dans le catholicisme. Les réformés, jusqu'à une époque récente, ne lui reprocheront pas tellement d'enseigner le salut par les œuvres que d'élever du fini au rang du divin et de développer l'adoration de réalités ou d'institutions créées. À tort ou à raison, le catholicisme leur apparaît une religion pour laquelle du divin sort de Dieu, émigre dans le monde pour s'y répandre sur des choses et des êtres, pour les pénétrer à des degrés divers. Le catholicisme considère qu'il y a des lieux et des objets sacrés (les Églises, les pèlerinages, les reliques, les médailles bénies, etc.). Il reconnaît aussi des personnages sacrés : les saints et les anges, à qui s'adresse la dévotion, que l'on vénère, auxquels on rend une culte de dulie; la Vierge Marie qui a droit à un culte d'hyperdulie. Ce mouvement culmine avec l'adoration de l'hostie, qui constitue le péché suprême, la confusion ultime entre le divin et le créé. Pour les Réformés, les luthériens eux-mêmes n'évitent pas cette confusion. Ils y tombent avec leur doctrine de la consubstantiation. Sur ce point, ils n'ont pas vraiment rompu avec Rome; ils "regardent" encore "aux marmites d'Égypte", comme l'écrit Zwingli* faisant allusion aux hébreux qui, dans le désert du Sinaï regrettaient les nourritures de la vallée du Nil.

 Aux yeux des Réformateurs, paradoxalement, étrangement, la piété abondante, débordante du Moyen Age a favorisé une énorme impiété. Le sacré, le saint, au lieu d'être réservé à Dieu, y prolifère, et y accapare indûment dans la foi, dans la dévotion des croyants la place qui revient à Dieu seul. Dans un des premiers livres de la Réforme française, publié en 1525 sous le titre Sommaire et brève déclaration, Farel souligne que pour séduire les croyants, pour les conduire à l'idolâtrie, le Diable se revêt des apparences de la piété. Il détourne vers la superstition et l'idolâtrie la religion la plus vive, la plus sincère, si on n'y prend pas garde*. Solus deus adorandus est, répète Zwingli*. Seul il est divin. En dehors de lui, rien n'est saint, rien n'est sacré, rien ne doit être vénéré en dehors de lui.

 Cette mise en garde contre l'idolâtrie n'a rien perdu de sa pertinence. Nous vivons une époque où menace et sévit plus que jamais un sacré illégitime et abusif. Des gens qui ont, à juste titre, soif de surnaturel, le cherchent n'importe où, dans des mouvements, des sectes, des spiritualités de toutes sortes. D'autres s'adonnent à des cultes qui n'osent pas dire leur nom : celui des vacances, du sexe, de l'argent, de la réussite, du sport qui deviennent des idolâtries; il ne s'agit pas de mépriser tout cela, mais de ne jamais lui accorder une importance suprême. Enfin, ne l'oublions pas, dans les Églises, on rencontre aussi un sacré abusif, d'autant plus difficile à déceler qu'il se présente sous les apparences d'une piété évangélique. Il faut se battre inlassablement contre tout ce qui se fait passer pour Dieu ou qui joue dans notre vie le rôle qui revient normalement à Dieu. Gardons de confondre Dieu avec ce qui manifeste sa présence, exprime son amour et dévoile son action; ne sacralisons pas, ne divinisons pas la Bible, les sacrements, les doctrines, les sanctuaires, les ministres du culte, prêtres ou pasteurs. Ils sont des moyens, des instruments dont Dieu se sert, mais ils ne sont pas divins, ni sacrés. Jamais ne doit cesser la lutte contre la tendance de l'être humain, de chacun d'entre nous, à se fabriquer des idoles.

Les deux grands principes de la Réforme protestante traduisent, chacun dans son registre, cette conviction que Dieu seul est Dieu. La justification gratuite signifie que la valeur et le sens ne se trouvent ni dans le monde ni dans l'être humain, car alors le monde et l'être humain participeraient dans une certaine mesure à la divinité. Dans les thèses qu'il défend à Bâle en 1524, Farel note que celui qui croit se sauver par ses œuvre, s'attribue "une divinité"*. Le sens, et la valeur appartiennent à Dieu seul. Nous ne pouvons donc que les recevoir, et non les découvrir ou les acquérir par nous-mêmes. De même, l'autorité de l'Écriture pose le primat de la Parole de Dieu, qui se trouve au commencement, au principe. Mon existence est façonnée et déterminée ni par l'ordre du monde, ni par ma volonté propre (sans cela le monde ou ma volonté auraient un caractère divin pour mon existence), mais par la Parole qui vient à moi dans l'évangile.

2. Je suis devant Dieu.

Dans la formulation de cette seconde conviction, il faut souligner le "je". En mettant cette phrase à la première et non à la troisième personne, en disant "je suis devant Dieu", et non pas "l'être humain ou le croyant vit en présence de Dieu", j'entends souligner l'un des traits essentiels de l'esprit protestant, à savoir son caractère personnaliste ou existentialiste. On rencontre chez Luther et chez Calvin des thèmes et des accents existentialistes, qui font contraste avec l'essentialisme qui domine dans la théologie scolastique. Il faut, certes, se garder de simplifier et de caricaturer. Il existe des tendances existentialistes ou apparentées dans la pensée du Moyen Age, par exemple dans l'augustinisme et le nominalisme. À l'inverse on trouve des courants essentialistes dans le protestantisme. Comme le catholicisme classique, la Réforme protestante a puisé dans la tradition antérieure; toutefois, elle n'a pas mis les mêmes éléments en valeur; les dominantes se situent ailleurs. Ces différences d'accentuation dans un héritage commun et des thématiques voisines ont entraîné les divergences et les séparations.

Dans la plupart des religions, et, en particulier, dans le catholicisme classique, un ensemble d'institutions aménagent, organisent, administrent et gèrent la relation avec Dieu. Cette relation obéit à des codes et à des règles. Elle transite pas une série d'intermédiaires obligatoires ou recommandés : celui du prêtre, quand on se confesse et qu'on reçoit l'hostie consacrée; celui de la Vierge et ses saints quand on prie; celui des sacrements quand on veut recevoir la grâce divine; celui du magistère ecclésiastique quand on veut connaître et comprendre la vérité divine. Notre rapport avec Dieu se noue à travers un système complexe, et non pas dans un face à face où l'être humain se trouverait en quelque sorte "nu"*, je veux dire où il ne serait pas entouré, protégé, englobé par une structure qui atténue la confrontation, l'émousse, lui enlève une partie de sa radicalité. Le croyant n'est jamais seul devant Dieu. L'Église l'accompagne, lui fournit les viatiques et les consignes nécessaires. On le constate jusqu'au moment de la mort, comme le montrent bien ces tableaux qui représentent un agonisant entouré non seulement par le prêtre, par ses parents et voisins qui prient ou récitent des chapelets à son intention, mais aussi par les saints, Marie, les apôtres qui viennent le soutenir, tandis que dans un coin les démons guettent et essaient de provoquer une défaillance. La mort elle-même s'intègre dans un système d'équilibre de forces et de règles.

Le Moyen Age pense en terme de hiérarchie, d'organisation, d'institution. La personne n'a pas de valeur en elle-même, mais à cause de la place qu'elle occupe dans l'ordonnance de l'univers. Elle est donc objectivée; autrement dit, elle constitue l'un des éléments d'un système et non l'instance décisive où tout se joue. La scolastique se soucie plus de l'ordre ecclésial, social voire cosmique que de l'individu. On observe très bien cette tendance dans le Cur Deus Homo? d'Anselme de Cantorbéry*. Ce livre présente le salut comme le rétablissement d'un ordre universel, troublé par le péché. Le sort de l'individu dépend d'un ensemble de facteurs et de conditions qui le dépassent; la personne apparaît comme l'un des pièces d'un jeu complexe et subtil dans laquelle elle est prise.

Au contraire, la Réforme protestante porte une attention prioritaire à la personne et met l'accent sur le coram cher à Luther, sur le "devant Dieu". La foi ne consiste pas à s'intégrer dans l'Église, à adhérer à ses enseignements, à se soumettre à ses lois, à suivre ses pratiques. Elle est rencontre personnelle et dialogue intime avec Dieu. Dieu s'adresse directement à la personne. Il ne passe pas obligatoirement par le système ecclésial. Il entre en relation avec le croyant sans transiter par des instances médiatrices; l'Église, les ministères, les sacrements sont des aides, des auxiliaires et non pas des instruments nécessaires*. Lucien Febvre oppose justement la religion du Moyen Age "qui installait le fidèle, solidement entouré et encadré, dans une ample et magnifique construction" à la foi luthérienne "toute personnelle", qui met "la Créature directement et sans intermédiaire, en face de son Dieu, seule, sans cortège de mérites ou d'œuvres, sans interposition parasite ni de prêtres, ni de saints médiateurs, ni d'indulgences acquises ... ou d'absolutions libératoires"*.

Un récit de l'Ancien Testament illustre bien cette manière de voir. Une nuit, Samuel, un enfant au service du prêtre Eli, entend Dieu l'appeler, et lui répond "Parle Seigneur, ton serviteur écoute"*. Naguère, on trouvait fréquemment dans les maisons protestantes la reproduction d'un tableau du peintre Reynolds représentant cette scène. Dieu ne parle pas à la cantonade, de manière générale (comme on le fait quand on parle à la télé); il s'adresse à chacun, en l'appelant par son nom, dans le silence et l'obscurité de la nuit qui l'isolent. Certes, Eli conseille Samuel, mais, ensuite, il s’efface, disparaît. Il n'intervient pas dans son dialogue avec Dieu. Ce dialogue se passe en tête à tête; il ne se déroule pas selon des conventions, des rites ou des liturgies, mais comme une conversation privée, libre, à nulle autre pareille. Dieu parle à Samuel personnellement et Dieu lui répond personnellement. "Il faut, disait Luther, que j'entende moi-même ce que dit Dieu"*

Nous avons vu que les deux principes de la Réforme protestante traduisent, chacun dans son registre, la première conviction, à savoir "Dieu et Dieu". Ils traduisent également cette seconde conviction : "je suis devant Dieu". Comme l'ont très bien vu les adversaires de Luther, en particulier Eck et Cajetan, la justification gratuite détruit toute médiation sacerdotale et sacramentelle pour placer le croyant directement et personnellement devant Dieu. Si on définit la religion comme l'organisation des relations avec Dieu, alors le protestantisme est foncièrement antireligieux, car pour lui la relation avec Dieu relève de l'événement, de la rencontre et non pas d'une organisation. De même, le sola scriptura signifie que la Parole de Dieu, qui se fait entendre dans la Bible, m'atteint directement. Il n'existe pas d'instance habilitée à l'interpréter et à en donner le sens exact. Je dois me mettre personnellement à l'écoute et décider. Certes, l'Église peut et doit m'aider à la lire et à la comprendre; mais son rôle ne va pas plus loin. Elle une fonction pédagogique et non magistérielle. Il ne lui appartient pas de conclure à ma place, ou de me dicter ses conclusions. Bien entendu, on prend ainsi un risque énorme. Comment éviter les déviances, voire les perversions de lecture? Comment trancher les conflits d'interprétation (mais, après tout, le Nouveau Testament ne les tranche pas non plus toujours; il recueille des écrits qui ne s'harmonisent pas totalement)? En fait, plus qu'aux risques, je suis, pour ma part, sensible à l'acte de confiance que représente l'attitude protestante, confiance en la puissance de la Parole qui m'atteint, me touche, me travaille, me transforme en dépit de ce qui me pousse à la masquer, à la déformer ou à la défigurer. On souligne souvent les divisions du protestantisme. Remarque-t-on assez qu'il est resté remarquablement uni sur l'essentiel à travers les siècles, qu’alors que tout y favorisait un émiettement?

2. La justification gratuite, source de liberté

A première vue, il paraît étonnant et contestable de lier la justification gratuite et la liberté. En effet, le sola gratia signifie que je ne dispose pas de la vérité dernière de ma vie, que sa valeur ne dépend pas de moi, que je n'en détermine même pas l'orientation. Dieu décide de moi, et pour moi, comme le dit, avec brutalité, la doctrine de la prédestination. Nous avons vu que pour la Réforme, la foi s'impose à moi, s'empare de moi; elle me saisit et me prend (de même qu'un amour ne se choisit pas, mais se reçoit).

Pourtant, quand on y regarde de plus près, on constate que la justification gratuite a un caractère libérateur. Elle délivre, en effet, de toute une série de contraintes, d'obligations, de préoccupations; elle écarte quantité d'autorités qui pèsent lourdement sur l'existence humaine. Cette liberté a deux aspects.

1. Liberté à l'égard de soi-même

La justification gratuite donne d'abord une très grande liberté vis-à-vis de soi-même. Elle débarrasse de tout souci concernant sa destinée. Pour le protestant, la vérité, la valeur, le sens de sa vie ne se trouvent pas en lui-même, ne résident pas en ce qu'il est et ce qu'il fait, mais dépendent uniquement de Dieu. Il en résulte que l'on peut facilement prendre ses distances à l'égard de soi, à l'égard de ses entreprises, et les considérer avec un certain humour. Même si les protestants en manquent parfois, le protestantisme favorise l'humour (qui consiste à se moquer de soi-même, à ne pas se prendre trop au sérieux), on le constate chez des personnalités comme Karl Barth ou Albert Schweitzer.

Pour dire les choses autrement, Dieu me donne tout. Je n'ai donc rien à prouver. Je n'ai pas à légitimer mon existence par les résultats que j'obtiendrais. Je peux donc sourire de moi-même et relativiser mes réalisations. Loin de conduire au laxisme et au relâchement, cette liberté vis-à-vis de soi et de ses œuvres favorise une grande rigueur morale. En effet, souvent les entorses aux règles éthiques viennent de la nécessité de réussir, de la volonté d'obtenir des résultats. La loi de l'efficacité, plus que des principes déterminent le comportement. Au contraire, la justification par grâce signifie que je peux vivre tranquillement des échecs, accepter d'être inutile, ou de mener une vie sans éclat, parce que comme l'écrit M. Lienhard, "la vérité dernière de notre être ne se situe pas dans nos actes, mais dans cette réalité qui vient d'ailleurs, et que nous nommons Dieu la grâce et le pardon". Ne pas avoir l'obsession du succès a pour conséquence qu'on est moins poussé à accepter des compromissions ou de manquements.

De même, le protestantisme détourne du culte des héros et des saints. Le bon chrétien est pour lui non pas quelqu'un d'irréprochable, mais un pécheur pardonné. Il doit la qualité de sa vie non pas à ses mérites, mais à la grâce de Dieu. Une anecdote illustre bien ce point. En 1828, un professeur d'histoire de la Faculté de Théologie Protestante de Zurich, zwinglien convaincu, découvrit au cours de ses recherches une lettre qui prouvait que Zwingli, lorsqu'il était curé à Glaris, avait vécu en concubinage avec une dame "de petite vertu" comme on disait à cette époque. Découverte embarrassante, en un temps où on tenait la sexualité hors légalité pour un péché majeur et dans un contexte où les historiens catholiques accusaient les Réformateurs d'avoir agi non pas pour des motifs théologiques, mais par incapacité de vivre le célibat. L'historien pouvait facilement escamoter et détruire ce document, dont personne ne connaissait l'existence et on aurait toujours ignoré cet aspect de la vie de Zwingli. Il a décidé de n'en rien faire, de publier ce texte, parce que la vérité du message de Zwingli n'implique nullement que ce dernier soit irréprochable. De même, les calvinistes ont élevé à Genève un monument pour rappeler et déplorer le bûcher de Michel Servet. Dissimuler les défaillances des Réformateurs n’a aucun sens. Ils sont des pécheurs pardonnés et il n'y a aucune raison de ne pas le reconnaître. Leur importance vient de ce qu'ils sont porteurs d'un message venant de Dieu. Elle ne réside pas dans leur qualité humaine. Cette attitude fait contraste avec la fraude pieuse, abondamment pratiquée à Port-Royal et dans les milieux jansénistes, qui ont soigneusement caché et détruit tout ce qui pouvait porter tort à tel ou tel personnage du groupe. Pour les jansénistes, la sainteté de leurs "grands hommes" est nécessaire à leur cause, pour les protestants, non.

Cette relativisation de lui-même détourne également le protestant classique de l'examen de conscience, de l'introspection spirituelle trop poussée. Sa piété se centre sur Dieu, plus que sur ce qu'il est ou sent. Comme l'écrit le pasteur Greiner, "le luthérien ne cherche pas inlassablement à faire le point sur sa propre situation, il ne cherche pas à éprouver à tout prix tel ou tel sentiment ni telle ou telle émotion"*. De même, le Réformé est un homme dépourvu d'inquiétudes métaphysiques et d'angoisses existentielles. Il se sait entre les mains de Dieu, et cela lui suffit. Je précise, cependant, que le piétisme du dix-neuvième siècle a atténué ce trait du protestantisme, en y introduisant examen de soi culture de l’émotivité religieuse, et angoisse.

2. Liberté à l'égard des institutions

La justification gratuite entraîne également une grande liberté à l'égard des institutions, des autorités et des règles humaines. Elles sont à la fois prises au sérieux et relativisées. On ne les rejette pas, mais aucune ne peut prétendre à une valeur ultime ni à un engagement inconditionnel. Elles ont de la valeur, mais aucune ne détermine mon existence. On le constate, plus particulièrement dans trois domaines.

1. D’abord dans celui des organisations ecclésiastiques, ce que les adversaires de Luther ont compris plus vite, semble-t-il, que le Réformateur lui-même. Pour le protestantisme, aucune Église ne peut se sacraliser elle-même et s'identifier avec l'évangile. Il ne s'agit pas du tout de mépriser ou de négliger les institutions et pratiques ecclésiastiques. Elles ont de l'importance, et on ne doit pas s'en désintéresser ou les négliger. Toutefois, il ne faut pas leur donner une importance excessive; elles sont relatives et secondaires. Leur rôle consiste à annoncer le salut, à fournir des éléments qui nourrissent et structurent la foi. Par contre, elles ne sont pas causes de salut, ni constitutives de la foi. Aussi, le protestantisme a-t-il souvent suscité et cultivé une piété plus personnelle que liturgique, où la prière personnelle et libre (c'est à dire qui ne suit pas des formulaires), où la lecture individuelle et familiale de la Bible occupent plus de place que les cérémonies, les célébrations et les sacrements*.

Le croyant n'a pas à se soumettre à l'Église, car l'Église au service de l'évangile et de la foi individuelle. L'Église n'est pas le but de l'action de Dieu, mais un instrument dont il se sert pour son action parmi les humains.

2. Il faut mentionner, en second lieu le domaine politique. Pour le protestantisme, aucune idéologie (même d'inspiration chrétienne), aucun système de gouvernement (pas même la démocratie), aucun parti ne peut devenir ultime. Je n'ai pas à m'y engager sans réserve, corps et âme. De même, je n'ai pas à justifier ou à légitimer religieusement mes choix politiques, ce qui revient à les sacraliser. En France, en Belgique, en Suisse, en Italie, on constate que les protestants, dans le passé (c'est moins vrai aujourd'hui), se sont peu souciés de la politique (par quoi il faut entendre l'idéologie qui prétend fournir sinon un modèle de société parfaite, du moins le modèle de la meilleure société possible). Par contre, ils se sont beaucoup préoccupé du politique (c'est à dire de l'organisation concrète des rapports humains). J. Garrisson note : "le protestant ... se méfie des partis, il préfère œuvrer au sein d'associations, de comités, de clubs, et surtout à l'intérieur de groupements libres : parents d'élèves, consommateurs, quartiers, femmes, etc."*. Alors qu'en Europe, on voit de grands partis politiques (ceux de la démocratie chrétienne) se réclamer (sans exclusive) d'une inspiration catholique, il n'y a pas, sauf en Hollande, l'équivalent pour le protestantisme. Il ne considère pas qu'un système politique puisse prétendre incarner ou représenter ses principes religieux. Par contre, ses principes impliquent des engagements, des actions voire des combats au niveau sociopolitique.

3. Enfin, la justification par grâce entraîne une liberté dans le domaine de l'éthique. Le protestantisme se méfie de la loi ou des lois qui peuvent devenir des idoles. La vie chrétienne ne consiste pas à appliquer des principes préétablis, à se soumettre à des règles définies une fois pour toutes. Elle doit sans cesse inventer des comportements à partir de la foi et de l'amour, comme l'a fortement souligné, il y a quelques années, ce qu'on a appelé "la morale de situation"*. Contrairement à ce que ses adversaires ont prétendu, elle ne consiste pas à dire: "ne tenez pas compte des règles, agissez en toutes circonstances selon votre bon plaisir". Elle déclare: "On ne peut pas vous indiquer d'avance ce que vous avez à faire dans tel ou tel cas; pour chaque circonstance, vous devez trouver ou imaginer des conduites inspirées par la foi, par l'amour pour Dieu et pour le prochain. Il n'y a pas de règles définies a priori, en dehors des situations concrètes. Ou, du moins, les règles donnent des directions, constituent des éléments de réflexion, mais ne dictent pas ce que nous devons faire. Nous sommes appelés à inventer, avec les risques que cela comporte, et en fonction de nos convictions". L'éthique tend donc à devenir contextuelle et individuelle plus qu'abstraite et générale. Quand ils traitent une question d'éthique précise (par exemple l'avortement, la contraception, les relations sexuelles hors mariage, l'euthanasie, etc.), les synodes des Églises Réformées ne disent pas ce qui est permis ou ce qui est défendu, ce qui est exigé et ce qui est interdit, mais ils donnent des éléments d'information, de réflexion, et ils rappellent les grands principes à partir desquels chacun doit inventer cette conduite. Il faut reconnaître que cette manière de procéder, authentiquement protestante, déconcerte souvent les journalistes et le grand public.

Conclusion

La justification gratuite fait que rien dans le monde n'a une valeur ultime, sans, pour cela, enlever au monde son intérêt. Il faut s'occuper des problèmes qui se posent, sans donner une valeur absolue et donc idolâtre à une solution, à une idéologie, à une orientation. Max Weber a appelé cette attitude : le “refus intramondain du monde.” Elle a deux caractéristiques.

D'une part, elle ne considère pas négativement les activités et les biens de ce monde. Ce sont de vrais biens, pas des illusions ou des mensonges. Ici, on constate une différence avec le jansénisme. Quand quelqu'un se convertit au jansénisme, il se sépare du monde, rompt avec la société, se retire des affaires, devient un solitaire. Pour le jansénisme, l'être humain n'est jamais libre dans le monde; ou bien il en est l'esclave, ou bien il en part, il le quitte. Le refus de donner une valeur absolue au monde conduit à en sortir pour "entrer en religion". Le monachisme représente l'idéal et l'accomplissement de la vie chrétienne. Il n'a, au contraire, aucun attrait pour le protestantisme. On ne demande à personne de renoncer à l'argent en faisant vœu de pauvreté, ou de renoncer au sexe en faisant vœu de célibat, ou de se retirer des activités du monde en acceptant la clôture monastique.

D'autre part, à la différence des divers matérialismes, on souligne que les biens ne sont pas des réalités ultimes. Il ne faut pas leur donner une importance indue, en faire des idoles Ils ont une valeur relative, subordonnée. Le sens et la valeur suprêmes de la vie se trouvent ailleurs. On doit donc en user sans s'y attacher ("user comme n'en usant pas", selon l'expression de Paul*) et demeurer libres à leur égard. "Le monde doit servir à la gloire de Dieu" déclare un vieil adage reformé*. Il n'y a que la gloire de Dieu qui est ultime. Le monde ne doit pas être méprisé ou rejeté, mais utilisé pour cette gloire.

On parle de "refus intramondain du monde", parce qu'on ne sort pas du monde, on ne le rejette pas, on vit, agit dans le monde, mais on refuse de lui donner une valeur ultime. Cette attitude se trouve en dehors du protestantisme; elle ne leur est pas propre, spécifique. Mais elle le caractérise à un point tel qu'elle fait partie de son identité.

3. L'autorité de l’Écriture, source de responsabilité

Ce sous-titre peut apparaître, à première vue, aussi étonnant et contestable que le précédent. Quand on dispose d'un livre qui fait autorité, que l'on considère comme le document inspiré de la Révélation, comme le porteur fidèle de la Parole de Dieu, n'est-on pas dispensé de juger et de décider? Y a-t-il autre chose à faire qu'à se soumettre et à se conformer à ce qui est écrit? Si l'autorité de la Bible a parfois entraîné des fanatismes et des obscurantismes qui enlèvent à l'être humain tout indépendance d'esprit, je crois que, lorsqu'on la comprend bien, elle favorise, au contraire la conscience personnelle, la tolérance à l'égard des autres et la formation de la personnalité.

1. La conscience personnelle

La responsabilité surgit parce qu'on ne peut pas éviter de s'interroger sur le sens du texte et d'entrer dans un processus d'interprétation. Comme il n'existe pas de magistère habilité à décider du sens, chacun se trouve placé devant sa propre responsabilité : la parole dite dans et à travers le livre, comment vais-je la comprendre, la recevoir, la vivre? Très significativement, dans les années 1517-1521, Luther se réclame toujours, quand il comparaît devant les représentants de l'Empereur et du Pape, des Écritures et de sa conscience; par conscience, il entend la conviction que fait naître en lui la lecture et la méditation de la Bible. Cette référence à la conscience me paraît incontournable. Elle tranche en dernier ressort. Le protestantisme repose sur la confiance en la capacité de la Parole de Dieu, qui s'exprime dans la Bible, à convaincre les personnes et à créer entre elle une communion; instaurer une instance ecclésiastique chargée de maintenir le consensus et de garantir l'unité lui paraît inutile, dangereux et spirituellement faux. Aucun ministère ne peut remplacer le Saint Esprit ou s'en faire l'instrument.

Il en résulte une liberté certaine à l'égard des textes ecclésiastiques. Ils sont toujours adoptés sous bénéfice d'inventaire, même les plus vénérables comme les symboles de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine, même ceux qui définissent les convictions luthériennes et réformées. Ils sont des éléments de réflexion. On en tient le plus grand compte, mais on ne les considère jamais comme définitivement acquis et intouchables. Ils font toujours partie des choses "qui doivent être examinées, réglées et réformées", comme le dit la Confession de La Rochelle*, à partir de ma lecture de l'Écriture.

2. La tolérance

Cette importance accordée à la lecture et à la compréhension personnelles de la Bible devrait logiquement favoriser une assez grande tolérance. En effet, le protestantisme refuse d'identifier le message biblique avec la manière dont je l'interprète, avec l'intelligence que j'en ai. Mes définitions de la foi, mes opinions théologiques, mes pratiques ecclésiastiques entendent, certes, traduire le message biblique, mais entre ce message et la traduction que j'en donne, il y a toujours une distance et un décalage. D'une part, je ne peux jamais exclure que j'ai tort, et qu'une plus ample information m'amènera à voir les choses différemment. Je ne peux donc jamais absolutiser ce que je crois et ce que je pense. D'autre part, quand j'estime que quelqu'un a tort et se trompe, j'ai le droit, peut-être le devoir de l'interpeller, de discuter avec lui, d'essayer de lui expliquer, de tenter de le convaincre. Je ne peux pas le contraindre. Car la foi repose sur la conviction personnelle née de la lecture de la Bible et de l'écoute de la Parole. Luther l'a très bien dit : "notre foi se fonde simplement et exclusivement sur [la] parole divine ... [on] ne peut pas...me contraindre de croire ou de ne pas croire ... C'est à chacun à décider selon sa conscience ... Le pouvoir temporel doit ... laisser à chacun le soin de croire ... comme il peut et comme il veut sans contraindre personne par la force". À cette époque, on estime que le souverain a le devoir de combattre l'hérésie, de l'empêcher par tous les moyens de se répandre dans le peuple. Luther s'oppose à cette opinion : "On ne peut jamais réprimer l'hérésie par la force. Il faut ... mener la lutte avec d'autres moyens que l'épée. C'est la parole de Dieu qui doit combattre ici"*. À l'hérésie, il faut opposer selon lui seulement l'explication et la prédication de la Parole de Dieu.

Le protestantisme n'a pas toujours pratiqué la tolérance, loin de là. On trouve dans son histoire des pages sinistres : les invectives de Luther (pas toujours fidèle à ses propres principes) contre les paysans révoltés, contre les anabaptistes ou contre les juifs, l'exécution des anabaptistes à Zurich, le bûcher de Michel Servet, etc. Pourtant, il y a des exceptions remarquables. J'en mentionne une, peu connue : en 1568, le pasteur Ferencz David fait prendre au roi, Jean-Sigismond, dont il était l'aumônier et fait approuver par la Diète de Transsylvanie un édit qui déclare : "personne ne doit être privé de son travail, ou emprisonné, ou puni de quelque manière que ce soit à cause de ses opinions religieuses. Car la foi est un don de Dieu, elle vient de l'écoute de la Parole de Dieu". Cet édit de tolérance, l’un des premiers de l'histoire européenne, précède de quatre ans la Saint-Barthélémy.

3. La formation de la personnalité

L'importance donnée à la lecture de la Bible et à la conviction personnelles a conduit le protestantisme à beaucoup s'occuper d'éducation*. Elle a favorisé une recherche et une réflexion pédagogiques visant à former des personnalités plus qu'à accumuler des connaissances. En 1524, Luther défend énergiquement l'utilité, voire la nécessité, d'études universitaires contre ceux qui les estimaient contraires à la simplicité évangélique. Il demande en même temps l'ouverture d'écoles pour le peuple. Au seizième siècle, les réformés, en particulier dans les pays francophones, créent des écoles et des académies ("une école à côté de chaque temple" disaient les calvinistes) et ils y consacrent un argent considérable qu'apparemment il aurait été plus sage d'utiliser à équiper des armées. Aux dix-septième et dix-huitième siècles, il y a une proportion de "sachant lire" beaucoup plus forte parmi les protestants que dans le reste de la population. Au dix-neuvième siècle, le système éducatif français doit beaucoup à des protestants (Mme Necker, Guizot, Mme de Kergomard, Oberlin), et des protestants (Buisson, Steeg, Pécault) ont mis en place, aux débuts de la Troisième République, l’école laïque. Deux raisons expliquent l'intérêt des protestants pour l'éducation : d'abord, l'insistance sur la Bible (il faut que les fidèles soient en état de la lire et de la comprendre); ensuite, la volonté de former des gens responsables, capables de juger et de décider (puisque l'Église ne me fait pas à leur place). Il s'agit de promouvoir une foi qui sait ce qu'elle croit, qui repose sur un jugement et une choix personnels, et non pas sur l'acceptation passive de dogmes ou sur la soumission à des autorités religieuses. Dans cette perspective, le protestantisme du dix-neuvième siècle a beaucoup insisté sur le "libre examen".

Conclusion

Il me reste, pour conclure, non seulement ce chapitre, mais l'ensemble de ce cours, à présenter deux remarques brèves, mais importantes.

1. Bien des attitudes et des convictions que j'ai analysées se trouvent dans d'autres confessions chrétiennes que le protestantisme. Il n'en possède nullement l'exclusivité et se tromperait s'il en revendiquait le monopole. Il ne faut pas s'en étonner. La Réforme protestante n'a pas cherché à créer et développer un groupe qui aurait une identité propre, qui serait séparé et isolé des autres par des caractéristiques spécifiques. Elle a voulu rappeler à l'ensemble de la chrétienté des éléments qui lui apparaissaient essentiels dans l'évangile et qu'elle estimait oubliés, négligés, oblitérés ou trahis. Ce qu'elle entendait mettre en valeur faisait partie de l'héritage commun. Elle a été entendue et suivie en partie, même par ceux qui s'opposaient à elle. Il ne faut donc pas s'étonner si le protestantisme, à côté de traits originaux, a beaucoup de choses qu'il partage avec les autres confessions chrétiennes.

2. Il existe un écart entre les principes et la réalité du protestantisme. Ce n'est pas non plus une originalité : les catholiques ne sont pas, non plus totalement, entièrement fidèles à leurs principes, et, dans un tout autre domaine, les idéaux du socialisme ont été très mal incarnés dans les états ou dans les politiques qui s'en réclamaient. Je n'ai pas cherché à dire ce que les protestants sont en fait, mais ce que leurs principes les appellent à être. J'ai essayé de définir leur vocation, et non de décrire leur réalité. Je sais bien que les protestants ont toujours besoin d'être protestantisés et que parfois leurs propres principes sont mieux compris et mieux mis en application chez d'autres. Qu'ils ne soient pas la hauteur de leur message me paraît évident, mais ce constat ne doit pas pousser à la morosité ou aux lamentations. D'abord, parce que la justification gratuite nous rappelle que les croyants sont des pécheurs pardonnés, toujours indignes, même si Dieu les accepte et les reçoit. Ensuite parce que l'évangile, que les principes du protestantisme essaient d'exprimer, n'est pas un état, mais un chemin, une route sur laquelle on avance plus on moins difficilement (parfois même on recule). D'être sur cette route, même quand on claudique et qu'on se traîne, doit remplir de reconnaissance et donner du courage. L'essentiel n'est pas ce que nous sommes et ce que nous faisons, mais ce que Dieu est et ce qu'il fait. L'important, la seule chose qui compte vraiment c'est que sa parole et sa grâce nous interpellent, nous travaillent, nous mobilisent, nous fassent aller de l'avant.

André Gounelle

Notes :

* M. Luther, Oeuvres, 1, p.97 (thèse 17)

* Ce thème apparaît cependant dans certains courants de la Réforme radicale (cf. A.J. Beachy, The Concept of Grace in the Radical Reformation, p.5 ) et quelques expressions de Luther peuvent le suggérer. Sur ce point, les réformés rompent plus radicalement avec la spiritualité du Moyen Age que les luthériens et les radicaux. Luthériens et radicaux paraissent plus proches de la spiritualité du Moyen Age les réformes

* "Exposé de la foi" (Fidei Ratio, 1530), Etudes théologiques et religieuses, 1981/3, p.381, 382.

* "Jamais une propriété du Créateur ne peut devenir une propriété de la créature", Zwingli, Deux traités sur le Credo, p. 41.

* Exposé de la foi" (Fidei Ratio, 1530), Etudes théologiques et religieuses, 1981/3, p.392.

* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p.66-69, 76-77, 90-91.

* cité d'après J.V. Pollet, Huldrych Zwingli et le zwinglianisme, p. 109. cf. l'article 2 de la "Confession de foi" rédigée en 1537 par G. Farel, texte dans J. Calvin et G. Farel, La vraie piété, p.45.

* Voir F. Higman, La diffusion de la Réformation en France, p.25. Cf. G. Farel, Brève et sommaire déclaration, p.85.

* Cf. J. Garrisson-Estèbe, L'homme protestant, p.76.

* Cf. P. Séjourné, "Les trois aspects du péché dans le Cur Deus homo? ", Revue des Sciences religieuses, 1950/ 1-2.

* Cette "solitude intérieure" devant Dieu du protestant a été soulignée par M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p.116, 120.

* L. Febvre, Martin Luther, un destin, p.41. Cf. B. Cottret, 1598. L'Édit de Nantes, p. 34 "Ce Dieu catholique se présente rarement seul".

* 1 Samuel, 3.

* cité d'après L. Febvre, Martin Luther, un destin, p.109.

* A. Greiner, "La piété luthérienne", Positions luthériennes, 1980/4, p.304.

* Cf. A. Greiner, "La piété luthérienne", Positions luthériennes, 1980/4, p.296-297.

* L'homme protestant,.

* voir C. Lejeune, L'amour et la loi, Alethina.

* 1 Cor. 7,31.

* Finis ultimus mundi gloria Dei.

* art. 4, Confessions et catéchismes de la foi réformée, p.116.

* M. Luther, Oeuvres, v. 4, p. 31, 33, 38 ("De l'autorité temporelle", 1523). Cf. v. 9, p.75-76, 78.

* J. Garrisson-Estèbe, L'homme protestant, p.166-184.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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