Accueil > Protestantisme
Protestantisme et modernité
La modernité
Je commence par la notion de modernité : que signifie-t-elle, que
désigne-t-elle exactement et comment l’a-t-on mise en relation avec le
protestantisme ?
Le terme de moderne vient d’un mot latin modernus qui apparaît vers
le cinquième siècle de notre ère. Il est dérivé d’un adverbe qui signifie «
maintenant », « aujourd’hui » ; il désigne ce qui est récent, actuel,
nouveau, par opposition à ce qui est vieux, à ce qui date d’hier ou
d’autrefois. Être moderne relève ici simplement de la chronologie, et
dépend du moment où on surgit, où on se manifeste.
Si « moderne » est un mot assez ancien, il n’en va pas de même de «
modernité », qui apparaît bien plus tard. Il a été forgé, semble-t-il, par
Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre Tombe. Chateaubriand, que
le général de Gaulle considérait comme un des esprits politiques les plus
perspicaces de notre histoire, a fortement conscience, au début du
dix-neuvième siècle, d’un changement d’époque, de l’avènement d’une société
qui s’organise, se structure, se gouverne sur des bases et selon des règles
très différentes qu’auparavant. Avec la Révolution française s’effondre ce
qu’on a vite appelé « l’ancien régime » et on entre dans une période
nouvelle, celle de la modernité. La modernité ne se définit pas ici par le
calendrier, mais par l’acceptation du nouvel état de choses et elle
s’oppose aux courants réactionnaires qui voudraient rétablir l’ordre
ancien. On peut être jeune, récent et archaïque, comme on peut être âgé,
ancien et moderne. La modernité est l’accueil positif des changements qui
affectent la société, la culture et la politique.
En 1845, dans un très beau livre, Le christianisme et la révolution française, l’historien Edgar
Quinet, qui n’est pas protestant, établit un lien étroit entre
protestantisme et modernité. On a aujourd’hui largement et injustement
oublié Quinet. À son époque, il est aussi connu et a autant de prestige que
son ami Michelet. Ce républicain convaincu, quittera, comme Victor Hugo, la
France à l’avènement du Second Empire et n’y reviendra qu’après la chute de
Napoléon III. Quinet constate que la Révolution française a mal tourné avec
la Terreur, puis avec la Restauration et il se demande pourquoi. Il répond
que cela vient de ce qu’au seizième siècle la France n’avait pas su ou pas
voulu faire sa réforme religieuse. Du coup, les idées nouvelles, celles de
la démocratie, se sont heurtées à une mentalité religieuse archaïque, celle
du catholicisme classique, qui, loin de les accueillir, les rejette, les
combat, d’où les affrontements, les violences et les échecs. Le
protestantisme parce qu’il rompt avec la tradition, parce qu’il triomphe du
poids d’un passé devenu asservissant, lui paraît, au contraire, tourné vers
l’avenir et favorable à la novation. La démocratie, c’est, écrit-il, «
l’âme de la réforme » non plus dans le domaine religieux mais dans celui de
la société.
En s’inspirant des travaux d’Edgar Quinet, des protestants ont publié à la
fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècles de nombreuses
brochures qui soutiennent que leur religion est moderne parce qu’elle a su
tourner la page de l’ancien régime, s’adapter aux temps nouveaux et
proposer un christianisme en phase avec la culture et la société en train
d’émerger. Ces auteurs soulignent le contraste avec les positions de la
papauté : en 1864, Pie IX dans le Syllabus, véritable déclaration de
guerre contre la modernité, condamne les « erreurs de notre temps », et
rejette la thèse que Rome peut et doit « se réconcilier et composer » avec
« la civilisation moderne ». Le catholicisme se prétend volontiers stable,
immuable, intemporel, étranger en sa doctrine aux vicissitudes et aux
avatars de l’histoire. Il affirme, écrivent ces brochures protestantes, la
permanence de ses dogmes, de ses rites, de ses célébrations à travers les
âges, alors que les églises protestantes, elles, n’hésitent pas à changer,
à se transformer, à se réformer. Elles ont pour souci majeur non pas la
continuité, mais la contemporanéité ; elles enseignent, prêchent,
célèbrent, agissent en fonction de l’homme d’aujourd’hui, ce que,
d’ailleurs, le catholicisme d’alors leur reproche : les protestants
changent constamment, disent-ils, vous voyez bien qu’ils sont dans
l’erreur, car la vérité reste toujours la même.
Ce thème souvent traité depuis un siècle et demi, je vais le reprendre et
tenter de l’actualiser. Je le ferai en m’arrêtant sur deux moments
historiques, d’abord sur la Réforme ; ensuite sur la fin du dix-huitième et
le début du dix-neuvième siècles qui marque un tournant important pour le
protestantisme ; je terminerai avec la situation contemporaine.
La Réforme
D’abord, la Réforme : annonce-t-elle, préfigure-t-elle, prépare-t-elle la
modernité ? En fait, elle a une démarche très conservatrice,
traditionaliste, voire réactionnaire. Elle ne cherche nullement à apporter
du nouveau ; au contraire elle veut retourner aux origines. Elle entend
débarrasser le christianisme de ce qu’on lui a ajouté au fils des siècles,
pour en revenir au Nouveau Testament, à la prédication originelle du Christ
et des apôtres. La volonté de restauration du christianisme archaïque
l’anime beaucoup plus que le désir d’innover.
Souvent, d’ailleurs, elle souligne son accord non seulement avec l’église
primitive mais aussi avec l’époque patristique et le Moyen Age. Elle
conserve les doctrines élaborées par les grands conciles œcuméniques des
quatrième et cinquième siècles. Elle reprend les argumentations et
positions de saint Augustin, de saint Bernard, de saint Anselme. Elle
continue la piété intense des quatorzième et quinzième siècles. Quand ils
traitent de la Cène, Melanchthon, le collaborateur de Luther, dans l ’Apologie de la Confession d’Augsbourg, Zwingli, le fondateur des
Églises réformées, dans la Fidei ratio (deux écrits qui datent de
1530) se réfèrent abondamment à la tradition, bien plus souvent qu’à la
Bible. À Zurich, autour de 1520, les partisans de Zwingli refusent qu’on
les appelle « nouveaux croyants » ; ils n’introduisent pas des nouveautés,
ils reviennent à l’ancienne croyance non corrompue [1]. En 1541, Luther écrit «
nous sommes la vraie et ancienne Église » [2]. Dans les années
1560-1570, un éminent théologien luthérien allemand Chemnitz soutient qu’en
condamnant Luther, le Concile de Trente a condamné du même coup le
catholicisme ancien et médiéval que Luther, pour l’essentiel, ne fait que
répéter. Selon les Réformateurs, c’est Rome qui a modernisé la religion, et
ils entendent défendre les coutumes et croyances anciennes contre ceux qui
les ont modifiées. « On constate qu’à bien des égards, Luther et Calvin
appartiennent au Moyen Àge beaucoup plus qu’ils n’annoncent la modernité.
Cependant, en dépit de leur fort conservatisme, les Réformes protestantes
opèrent deux ruptures importantes qui ouvrent une voie vers l’avenir.
La première concerne la Bible. L’Église du Moyen Âge ne l’ignore pas ni ne
la méprise ; elle en proclame l’autorité souveraine, ne cesse de la méditer
et de la commenter. Mais jusqu’à l’invention de l’imprimerie, le contact
direct avec le texte était très difficile, voire impossible. Les
manuscrits, volumineux, peu maniables, étaient rares et coûtaient cher. La
plupart des fidèles ne pouvaient savoir de la Bible que ce qu’en citaient
les liturgies et les prédications ou ce qu’en représentaient les images et
statues. La connaissance, la compréhension et l’interprétation de la Bible
étaient forcément collectives, entièrement dépendantes du clergé et des
autorités religieuses. Quand on se met à l’imprimer, cette situation change
: chacun peut désormais en posséder un exemplaire. On n’a plus besoin de
l’Église pour s’y référer et s’en nourrir ; la lecture en devient
personnelle, individuelle. Les fidèles ont maintenant les moyens d’accéder
à une foi autonome et responsable. À quoi il faut ajouter que les
prédicateurs de la fin du Moyen Age proposaient fréquemment des
interprétations allégoriques souvent fantaisistes, voire extravagantes. Au
contraire, les prédicateurs protestants appliquent à la Bible les méthodes
de l’humanisme qui donnent une place prépondérante à la linguistique (la
grammaire et le vocabulaire) ainsi qu’à l’analyse historique des écrits.
Avec cette promotion de la personne ou de l’individu, avec cette lecture
savante et précise des textes, s’annoncent deux des caractéristiques
majeures de la modernité, à savoir l’importance du sujet et le souci de
rigueur intellectuelle.
Deuxième rupture significative. La quête du salut obsède la fin du Moyen
Âge. Que faire pour gagner le Ciel et échapper à l’Enfer ? La hantise de
l’au-delà domine la piété et la pratique ecclésiale. Le catholicisme
postérieur continue et amplifie cette ligne. Les églises baroques
représentent sans cesse la mort et en dépeignent avec un réalisme macabre
l’horreur. Elles font de l’épouvante du trépas et des peines éternelles la
base de la religion. La question du salut reste essentielle pour les
Réformes protestantes. Néanmoins, on constate un retournement, un
renversement. Pour les courants dominants du catholicisme des quinzième et
seizième siècles, l’évangile déclare : « attention, l’enfer t’attend et te
guette, tu dois tout faire pour lui échapper ; avec l’aide de Dieu, au prix
de grands efforts, en multipliant les œuvres pieuses, tu peux parvenir à
faire ton salut ». Pour les Réformes protestantes, l’évangile proclame : «
Dieu t’a sauvé, il ne te punit pas, il te fait miséricorde ; ne crains
point, crois seulement ». Le salut n’est plus une tâche à accomplir, il ne
se situe plus dans un futur qu’on attend avec un mélange d’espoir et
d’effroi, il est une réalité présente, un don qu’on a reçu dans la foi. Il
est accompli ; il cesse de préoccuper et d’angoisser pour devenir une
joyeuse certitude. Comme l’écrit Bucer, le Réformateur de Strasbourg, « le
croyant n’a pas à s’inquiéter de son salut personnel, Dieu a fait le
nécessaire ». Délivrés du souci de ce qui arrivera après leur décès, les
fidèles s’engagent dans l’ici-bas. Calvin écrit que les chrétiens ne
doivent pas ressembler à des gendarmes qui penseraient tellement à leur
retraite qu’ils en oublieraient leurs missions présentes. La religion n’est
plus le moyen de gagner le Ciel, d’accéder au paradis après son décès ;
elle est service de Dieu sur terre dans cette vie. La Réforme préfigure ici
la modernité qui élimine les anxiétés métaphysiques et s’efforce d’aménager
le monde, de le cultiver, d’exploiter ses ressources naturelles.
Ainsi, malgré son traditionalisme, sur ces deux points importants, la
Réforme ouvre la voie vers la modernité.
Le néo-protestantisme
Le deuxième des moments historiques que j’ai annoncés se situe à la fin du
dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles. Avec l’indépendance des
États-Unis d’Amérique, la Révolution française, les commencements de
l’industrialisation et, sur le plan de la pensée, le tournant que
représente la philosophie de Kant, on entre dans le monde social,
politique, culturel, intellectuel de la modernité, en rupture avec celui de
l’époque classique. Le protestantisme va beaucoup changer, et son visage
actuel se façonne à ce moment-là beaucoup plus qu’au seizième siècle.
Certains historiens ont même écrit que se produit alors une deuxième
réforme moins spectaculaire, moins célébrée ou commémorée, mais aussi
importante que la première. Au début du vingtième siècle, dans des études
qui font date, un très grand penseur, l’allemand Ernst Troeltsch montre que
les Réformateurs étaient plus proches de leurs adversaires « romains » de
la même époque (en dépit des querelles qui les opposaient durement) que des
protestants modernes. Même si nous n’en avons pas clairement conscience,
sur les fondements posés autrefois par Luther, Zwingli et Calvin, et tout
en s’inspirant des mêmes principes qu’eux, une religion très différente de
la leur s’édifie et en prend la suite. Troeltsch parle d’un
néoprotestantisme qui hérite du protestantisme antérieur en le modifiant
profondément sur trois points.
D’abord, et précisément parce qu’on en a fait une étude savante et
rigoureuse, on a une autre approche et une autre vision de la Bible. Le
travail historique sur les livres qui la composent soulève des questions
nouvelles. On se demande comment ils ont été écrits, transmis, recueillis,
regroupés ; on s’interroge sur la manière dont ils racontent les
événements, sur les genres littéraires dont ils relèvent, sur les
modifications qu’ils ont subis (passage de l’oral à l’écrit, rédactions
successives, entrée dans le canon, c’est-à-dire dans la liste des livres
considérés comme sacrés). Jusque là, on avait tendance à penser que la
Bible venait de Dieu, sans trop se demander comment elle avait été rédigée
et composée. Désormais, on souligne qu’elle est l’œuvre d’individus, de
groupes ou de communautés, qui, avec leur sensibilité, leur savoir, leurs
conceptions, voire leurs superstitions, racontent leur expérience
spirituelle et parlent de leur rencontre avec Dieu. On avait tendance à
voir dans la Bible un livre divin qu’aurait dicté lettre après lettre le
Saint Esprit. On découvre qu’elle est un témoignage humain rendu à Dieu et
à son action dans le monde. Du coup, on cherche à situer chaque passage
dans son contexte historique, culturel et religieux. La Bible demeure la
référence fondamentale et l’autorité décisive ; on continue à l’étudier et
à s’en nourrir ; mais la lecture qu’on en fait devient critique : elle
s’efforce de distinguer le message qu’elle contient du langage qui
l’exprime. Même ceux qui refusent cette évolution, un Louis Gaussen, un
Agénor de Gasparin ou un César Malan, la subissent et leurs positions et
argumentations ne sont plus les mêmes que celles du seizième siècle.
Le deuxième changement concerne la doctrine. Pendant longtemps, protestants
et catholiques ont cru que les dogmes expriment des vérités éternelles dans
des formules valables en tout temps et en tout lieu. On considérait qu’ils
définissent exactement la nature profonde, l'essence intime ou l’être même
de Dieu. À la suite de Kant (dont les grandes Critiques paraissent
entre 1780 et 1790), on découvre que notre discours ne parle pas des objets
tels qu'ils sont en eux-mêmes, mais tels que nous les appréhendons en
fonction de ce que nous sommes et de la situation où nous nous trouvons.
Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Nous les percevons à
travers les « lunettes » de notre esprit. Ce qui va conduire dans le
domaine religieux à estimer que la doctrine ne décrit pas la nature interne
de l'être de Dieu ; elle traduit plutôt la manière dont il nous touche,
nous atteint et s'inscrit dans notre existence. Du coup, quand l'expérience
et la pensée des hommes se modifient, la doctrine doit se transformer. Par
exemple, lorsque les conciles des quatrième et cinquième siècles rédigent
les dogmes trinitaire et christologique, ils utilisent les notions et
concepts de la pensée hellénistique (en particulier du néoplatonisme). Ils
ne disent pas la même chose que la philosophie de leur temps, mais ils en
reprennent le vocabulaire et s’occupent de la « substance », de la « nature
» et des « instances » de Dieu. Ce langage date, nous ne le comprenons
plus, il ne correspond pas du tout à notre époque. Selon la pensée
médiévale et classique, les dogmes sont des énoncés absolus et définitifs.
Ils sont vrais en eux-mêmes et leur valeur ne dépend pas de celui qui les
énonce, de son langage, de sa culture, des événements et des situations.
Pour la plupart des théologiens « modernes » du dix-neuvième siècle,
marqués par Kant, la doctrine dépend en partie de ce que nous sommes et de
ce que nous vivons. Elle tente de penser de manière cohérente ce qu’on
croit, elle est le produit d’une réflexion sur ce qu’on vit dans
l'expérience croyante. Elle ne définit pas, pour reprendre une distinction
de Troeltsch, des « articles de foi », elle expose les « idées de la foi ».
Elle est une expression relative et révisable et non une formulation
absolue de la vérité.
Troisième changement, pendant longtemps, à l’exception de quelques
anabaptistes, l’Europe nourrit l’idéal d’une société chrétienne qui
associe, entremêle État et Église. On n’imagine guère qu’il y puisse y
avoir plusieurs religions dans une même nation et qu’un gouvernement soit
tenu d’adopter une attitude de neutralité à leur égard. Sur ce point,
Luther, Zwingli et Calvin ne se distinguent guère des catholiques. Ils
veulent une cité chrétienne homogène dont soient exclus tous les
dissidents. Au dix-huitième siècle, l’imprégnation religieuse de la société
diminue. La conscience individuelle s’affirme et prend le pas sur les
appartenances communautaires. On souligne que la foi relève de la
conviction personnelle et nullement de choix collectifs. Les contraintes et
les persécutions apparaissent inacceptables. L’Église se comprend de plus
en plus non pas comme une structure englobante, mais « comme une société
régie par un contrat social » [3] D’où une nouvelle
conception et une nouvelle organisation des rapports de la religion avec
l’État. Alors que le catholicisme essaie le plus souvent de maintenir son
emprise politique et sociale, les protestants dans leur majorité deviennent
partisans et artisans d’une laïcité que leurs aïeux auraient rejetée avec
horreur, et ils préconisent une liberté religieuse que la Réforme n’a ni
pratiquée ni recommandée. Ils se rallient à la démocratie, alors que leurs
ancêtres étaient partisans d’un gouvernement ou monarchique ou
aristocratique.
Les trois changements que je viens de signaler ne se font pas sans
difficultés ni querelles ; ils provoquent des affrontements parfois très
durs entre ceux qui les refusent et ceux qui les acceptent ; d’où
l’histoire agitée et conflictuelle du protestantisme au dix-neuvième siècle
qui se traduit par de nombreuses divisions, par la multiplication d’églises
séparées et rivales.
La post-modernité
J’ai parlé de la réforme du 16ème siècle, puis du
néo-protestantisme du dix-neuvième siècle, j’en arrive maintenant à la
situation actuelle. Après la guerre 14-18, le climat intellectuel et
spirituel de l’Europe change et s’y répand une contestation de la
modernité. On estime qu’elle a fait faillite. On la rend responsable des
carnages des champs de bataille et aussi des difficultés économiques, de
l’exploitation de la classe ouvrière, du dépérissement de la paysannerie,
de la décadence intellectuelle, morale, économique, politique qu’à tort ou
à raison on ressent fortement. On se met à mépriser le dix-neuvième siècle
que l’on qualifie, avec le royaliste Léon Daudet, de « stupide ». Entre les
deux guerres, on se détourne de l’individualisme démocratique typique de la
modernité. Beaucoup aspirent à des régimes autoritaires et collectivistes,
ce qui favorisera l’installation des dictatures fascistes et communistes.
Dans le domaine religieux, on assiste à une montée des « fondamentalismes »
qui refusent un des points forts de la modernité, à savoir la lecture
critique de la Bible. Des courants néo-thomistes, néo-calvinistes,
néo-luthériens tentent de revenir à la conception antérieure de la
doctrine. Dans les années 30, le penseur orthodoxe Berdiaeff appelle de ses
vœux un nouveau Moyen Âge et, au même moment, le théologien protestant Karl
Barth préconise un retour à la Réforme.
Durant les années 70 on prend conscience que vouloir retourner en arrière
conduit à une impasse. Beaucoup jugent énorme et insupportable le décalage
entre les Églises et le monde ambiant. De plus, on a le sentiment d’entrer
dans une nouvelle époque qui, comme la fin du 18ème et le début
du 19ème siècles, apporte de grands changements et demande
révisions, adaptations, innovations. Depuis un quart de siècle, on utilise
les termes assez vagues de post ou d’ultra modernité ou encore de seconde
modernité pour caractériser notre époque. En quoi cette nouvelle modernité,
autre et plus récente que celle mise en place au dix-neuvième siècle,
concerne-t-elle, touche-t-elle, affecte-t-elle le protestantisme ? On a
toujours de la peine à apprécier, faute de recul, ce que nous vivons et
l’analyse du présent est une entreprise hasardeuse. Je m’y risque cependant
et je relève trois éléments, de nature très diverse, qui, à tort ou à
raison, me frappent et me semblent caractéristiques
Premièrement, les protestants d’aujourd’hui sont de moins en moins les
enfants de ceux d’hier ou les descendants de ceux d’autrefois. Ainsi, dans
l’Église Réformée de France, on constate que près de la moitié des
pasteurs, des responsables, des membres actifs ne sont pas de vieille
souche protestante. Ce sont leurs parents ou eux-mêmes qui sont venus au
protestantisme. À l'inverse, disparaissent de nos églises des familles aux
racines anciennes, remontant parfois au seizième siècle. Pendant longtemps,
les descendants de huguenots du Poitou, d'Aquitaine, du Tarn, des Cévennes
ont donné au protestantisme français ses troupes et ses cadres.
Aujourd'hui, ils s'en détachent et deviennent plus rares. Les protestants
arrivent à attirer, à convaincre plus qu'autrefois des gens venus
d’ailleurs ; par contre, ils savent moins bien qu'auparavant transmettre
leur foi à leurs enfants. D’un côté, de nombreux départs témoignent d'un
déficit ou d'un échec ; de l’autre, beaucoup d'arrivées manifestent
vitalité et rayonnement. Il en va de même au niveau mondial. Le
protestantisme recule dans ses terres historiques, la Hollande, la Suisse,
l’Allemagne, la Scandinavie. Par contre, il progresse fortement en Corée, à
Tai Wan, aux Indes, en Amérique du Sud. De plus, on voit se développer un
peu partout des groupes dits « évangéliques » sans tradition historique et
sans culture. On parle parfois de « nouveau protestantisme », appellation
malencontreuse car elle crée une confusion avec le néoprotestantisme du dix
neuvième siècle qui désignait une nouvelle manière de comprendre et de
pratiquer la foi protestante, développée par les héritiers du
protestantisme classique, et non une nouvelle population protestante.
Quelles sont les conséquences de cette évolution ? En ce qui concerne le
protestantisme français, il perd petit à petit le caractère tribal qui a
été longtemps le sien ; tribal, en ce sens que tout le monde s’y
connaissait, qu’on savait les généalogies des uns et des autres et que,
même quand on se disputait, on s’y sentait en famille. Ce renouvellement a
une lourde contrepartie, la perte d’une expérience, d’une sagesse, de
connaissances et d’une réflexion accumulées durant des siècles. Il y a un
gros et difficile travail à entreprendre auprès des nouveaux protestants
pour qu’ils découvrent et assimilent ce qu’a apporté le néoprotestantisme
du dix-neuvième siècle dans le domaine biblique, doctrinal et ecclésial. Le
protestantisme postmoderne court le danger de ne plus être moderne, de se
couper de la modernité, autrement dit de développer une foi vivante et
ardente, certes, mais inculte, déficiente sur le plan de la pensée, étroite
et sectaire dans sa pratique ecclésiale. La modernité redevient, comme il y
a cent cinquante ans, un combat à mener dans et pour le protestantisme.
En deuxième lieu, il y a toujours eu dans le christianisme de grands débats
sur les doctrines et les pratiques, sur la bonne manière de croire et de
vivre la foi évangélique. Pendant très longtemps, ces débats ont opposé
diverses conceptions du christianisme, celle des nicéens et celle des
ariens, celles de cathares et celles des représentants de la papauté, celle
des catholiques et celle des protestants, celle des jésuites et celle des
jansénistes, etc. Chaque fois, il s’agissait d’identifier et d’éliminer ce
qu’on appelait des hérésies. Ensuite, est arrivée la modernité qui a vu une
montée de l’athéisme et de l’irréligion ; le christianisme a dû faire face
non pas à des divergences internes mais à une contestation radicale. Les
objections et les refus de l’incroyance l’ont conduit forcément à
s’interroger sur lui-même, car l’athéisme met souvent le doigt sur des
carences, des insuffisances ou des erreurs réelles qu’il faut savoir
reconnaître et corriger. Aujourd’hui, la postmodernité entraine un mélange
des populations et une mondialisation de la culture d’où une autre
question, qui auparavant n’inquiétait guère les chrétiens, même s’ils ne
l’ignoraient pas. Cette question est celle de la rencontre avec les autres
religions que la nôtre ; quelle attitude à prendre à leur égard ? Entre
ceux qui préconisent un dialogue amical et ceux qui le considèrent comme
une trahison ou un reniement, l’opposition est profonde. En fait, comme
dans les débats entre chrétiens, comme dans ceux avec l’athéisme, il s’agit
toujours de s’interroger sur le sens et la portée exacts du message
évangélique, mais dans des contextes différents. Je note que chaque
contexte n’élimine pas le précédent, il l’élargit plutôt. Le souci des
autres religions ne supprime la préoccupation pour l’athéisme ; elle
l’inscrit plutôt dans un nouvel horizon.
Troisième élément, la modernité donne la primauté au calcul et elle
affectionne la technique. Elle compte sur les connaissances exactes et les
méthodes rigoureuses pour résoudre les problèmes de l’homme. Elle aime le
pratique et l’utile auxquels elle sacrifie le reste et elle n’a pas
beaucoup d’estime pour la sentimentalité. Elle s’incarne dans la figure de
l’ingénieur et du spécialiste. Or aujourd’hui, on dénonce souvent les
méfaits de la science qui détériore gravement notre environnement ; on
dénigre les technocrates aux logiques abstraites et inhumaines. On leur
reproche leur rigidité, leur impérialisme et leur fermeture à quantité de
dimensions importantes de l’existence humaine. Par contraste, la
postmodernité semble privilégier l’art. Elle s’intéresse plus aux musées,
aux spectacles, aux concerts qu’aux laboratoires et aux démonstrations.
Notre époque, à la différence de la précédente, cherche du sens et des
valeurs pour l’existence dans l’esthétique plus que dans le savoir. En
consonance, on voit apparaître une lecture de la Bible qui cherche surtout
à mettre en valeur la beauté du texte. À la prédication comprise comme un
enseignement, se substitue la narration qui entend faire vibrer et ne
cherche guère à expliquer. Les cultes naguère très didactiques s’ouvrent à
des expressions poétiques et musicales et s’apparentent parfois à de
véritables spectacles, à des shows (où les participants se trémoussent et
applaudissent), alors que les cultes de l’époque classique et moderne
ressemblaient plutôt à un cours dans un lycée ou une université. C’est bien
d’avoir des cultes plus animés, plus attirants, de meilleure qualité
esthétique, à condition cependant de ne pas faire du n’importe quoi, une
condition pas toujours remplie. Je ne trouve pas qu’on exprime très
artistiquement sa foi en poussant des cris désaccordés et en remuant en
cadence ses bras et son fessier. Je suis entièrement d’accord pour qu’on
ait, de manière plus heureuse et plus appropriée, le souci de la beauté.
Mais en lui donnant la priorité, on court le risque de négliger ou
d’abandonner la rigueur exégétique et la solidité intellectuelle que
cultivaient aussi bien la Réforme que le protestantisme de l’époque
moderne. De trop nombreux exemples montrent que ce risque est bien réel et
que nous courons le danger qu’une forme pétillante s’accompagne d’une
platitude du fonds.
À mon sens, s’il faut évidemment s’ouvrir à la post ou la seconde
modernité, on ne doit en tout cas pas éliminer les orientations et
exigences de la première modernité, celle qui caractérise le protestantisme
du dix-neuvième siècle.
* * *
J’en arrive à la conclusion. Depuis toujours dans le protestantisme, de
vifs affrontements opposent ceux qui veulent l’adapter au présent et ceux
qui entendent maintenir les formes anciennes de pensée, de culte,
d’organisation ecclésiale. D’un côté, on redoute un protestantisme «
barbare » selon une expression de Schleiermacher, ou « sentant le moisi »
comme l’écrit Troeltsch, c’est-à-dire un protestantisme qui ignore la
pensée, la science, les idées et les valeurs de son temps. De l’autre, on
craint que les tentatives d’adaptation à des contextes nouveaux ne
l’altèrent, ne le dénaturent et ne le coupent du message évangélique. « Pas
d’autre évangile », cette expression de l’apôtre Paul a servi dans
l’Allemagne des années 80 de slogan à des protestants qui entendaient
résister à des changements considérés comme dévastateurs.
En 1872, s’est réuni à Paris un synode national des Églises Réformées, le
premier depuis celui de Loudun en 1660, plus de 210 ans auparavant. Au
cours des débats, très vifs, entre partisans et adversaires d’un
protestantisme modernisé, Athanase Coquerel, un des pasteurs les plus
connus et les plus influents de l’époque, monte à la tribune et déclare : «
Pour moi, l’Église Réformée n’est pas une Église Réformée une fois pour
toutes, au seizième siècle par Luther et Calvin, mais une Église qui se
réforme d’âge en âge ». Pour Coquerel, c’est quand il se modernise
intelligemment, quand il essaie de dire l’évangile dans le langage
d’aujourd’hui et de le vivre en fonction du monde contemporain que le
protestantisme est fidèle à sa tradition et à ses principes fondateurs ; il
ne l’est pas quand il répète les mêmes formules et reproduit les mêmes
modèles. Il ne reste vraiment lui-même qu’à condition de changer. Coquerel,
dans le dernier tiers du 19ème siècle demande aux protestants de
prendre en compte la modernité, et il a raison.
Aujourd’hui, se pose une question différente : celle de la nature des
évolutions qu’entraîne la post-modernité : représentent-elles une
régression, un retour arrière, une restauration qui camoufle le moisi
derrière des parfums séduisants et qui masque le barbare par les
scintillements de l’électronique ? Ou, au contraire, saurons-nous aller
vers une foi qui préservera et utilisera les acquis du néoprotestantisme
dans son processus de transformation ? Arriverons-nous à construire une
église qui conjugue la ferveur avec la pensée, l’enthousiasme avec la
réflexion, l’esthétique avec l’intelligence, la chaleur avec le savoir, la
modernité avec la postmodernité ?
Si le protestantisme de demain n’enracine pas son message dans l’évangile,
il se dénaturera et se videra de sa substance, c’est ce que nous enseigne
la Réforme. S’il renie les valeurs et les exigences de la modernité, mises
en valeur par le néoprotestantisme du dix-neuvième siècle, il manquera à
l’honnêteté intellectuelle et spirituelle. S’il ne s’adapte pas, avec
discernement, aux aspirations de la postmodernité, il perdra son impact et
sa saveur.
[1]
P. Optiz, Ulrich Zwingli, Labor et fides, 2019, p. 33
[3]
J.M. Tétaz, « Des lumières au néoprotestantisme. Les
transformations de la théologie protestante à l’époque moderne » in
P.O. Lechot, Introduction à l’histoire de la théologie,
p.365.
André Gounelle
conférence publique, 2010.
|