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Le tournant théologique des années 20

 

Dans les années vingt, au lendemain de la première guerre mondiale, le paysage de la théologie protestante va considérablement changer. On voit apparaître de nouvelles démarches, de orientations différentes, un ton autre. Une jeune génération, en rupture avec celle qui l'a précédée et qu'elle critique durement, entreprend un effort de transformation et de restructuration. Tillich, qui fait partie de cette génération et participe à ce mouvement parle d'un "tournant radical de la théologie protestante"*. En quoi consiste ce tournant?

1. Le choc de la guerre et ses conséquences.

  La guerre 1914-1918 a eu un impact considérable sur cette nouvelle génération. Le conflit qui secoue l'Europe, les crises qui le précèdent, l'accompagnent et le suivent sont les signes de la faillite d'une culture ; cette faillite atteint la théologie qui s'y est développée, aussi bien l’orthodoxe que la libérale. À vrai dire l’effondrement a commencé avant 1914. Si la guerre ne la provoque pas, elle l’accélère et le rend évident. Elle manifeste un triple échec.

1. Le fiasco d'une culture.

Il y a, d'abord, le fiasco d'une civilisation. Pour bien comprendre le choc provoqué par la guerre 14-18, il faut se rappeler qu'il n'y avait plus eu de conflits armés importants en Europe depuis quarante ans. On a connu une longue période de paix, où les problèmes se résolvaient par des négociations et des conférences. Durant ces mêmes années, les progrès scientifiques et techniques sont considérables. Les idéaux démocratiques ont avancé, l'instruction s'est considérablement développée. En dépit des voix discordantes de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes qui se font entendre, en gros l'Europe de la fin du dix-neuvième siècle est sûre d'elle-même et fière des résultats qu'elle a obtenus. Avec orgueil, elle estime être parvenue au sommet de la civilisation, avoir atteint un niveau inégalé jusque là. Elle a une très grande confiance en l'être humain, en sa raison, en sa sagesse, en ses possibilités de construire un avenir heureux. Elle pense être sortie de la barbarie et de l'obscurantisme pour entrer dans une époque véritablement humaine et éclairée. Les chrétiens estiment que la religion, que les Églises ont puissamment contribué à cette évolution. Pour eux la civilisation européenne est en partie un produit de l'évangile.

Or, voilà que survient une guerre particulièrement affreuse, cruelle et sauvage. Elle ruine la fierté, la confiance, l'assurance des européens. Elle leur montre l'envers du décor, qu'ils avaient eu tendance à oublier, malgré quelques œuvres littéraires et artistiques (ainsi la peinture expressionniste allemande) qui le signalaient. En 1923, Albert Schweitzer publie un livre intitulé Philosophie de la civilisation qui analyse et dénonce les défauts de la culture européenne; elle impose à l'être humain des conditions de vie qui le déshumanisent; elle ne connaît que l'argent et le profit; elle favorise le matérialisme, l'égoïsme et un nationalisme agressif; elle étouffe la réflexion et tue la pensée. Déjà, avant la guerre, des théologiens et des pasteurs mettent l'accent sur la condition du prolétariat, ces victimes oubliées du développement industriel. Ils soulignent l'injustice et la dureté de la civilisation moderne. Beaucoup d'entre eux adhèrent aux thèses socialistes, plus proches à leurs yeux de l'évangile que les valeurs dominantes.

2. Le fiasco des Églises.

Les Églises ont failli parce qu'elles ont approuvé et cautionné cette culture et qu'au lieu d'en dénoncer les faiblesses, elles l'ont encensée. Le christianisme n’a pas influencé le monde moderne, comme aimait à le dire la génération précédente; au contraire, le monde moderne a capturé et dénaturé le christianisme. Mentionnons les réactions de trois jeunes théologiens qui ont vécu la guerre de manière très différente.

1. D'abord, celle d'Albert Schweitzer. Il n'a pas combattu, mais, citoyen allemand vivant dans un territoire français, il a été interné dans des conditions pénibles et a connu la situation de prisonnier. Après 1918, il se demande quelle autorité peuvent avoir des Églises qui ont béni les armées, les canons, les chars, qui ont prié pour la victoire des Allemands ou des alliés, qui, dans chaque camp, se sont mis au service des belligérants et de leur propagande. Il note que la guerre a opposé des nations en majorité et parfois officiellement chrétiennes, ce qui montre à l'évidence que les Églises n'ont pas su donner au message évangélique la force et l'impact qu'il aurait dû avoir. Le christianisme institutionnel a échoué et il fait même obstacle à l'évangile. Jésus perd sa crédibilité et n'exerce plus d'attrait parce que les hommes le perçoivent à travers des Églises qui se sont déconsidérées. Pour servir le Christ et le faire connaître, il faut donc, estime Schweitzer, s'éloigner des Églises qui sont devenues des handicaps au lieu d'être des instruments pour l'annonce de l'évangile. Il faut utiliser d'autres canaux (celui de l'action humanitaire que Schweitzer développe à Lambaréné) et trouver un autre langage (que Schweitzer pense avoir trouvé quand il parle du "respect de la vie").

2. Deuxième réaction, celle de Paul Tillich. Aumônier militaire sur le front français pendant quatre ans, il a directement et personnellement vécu l'horreur des batailles. Il y prend conscience du leurre que représente le patriotisme qui pourtant avait été le sien en 1914. Il n'approuve pas la manière dont l'Église a encouragé le nationalisme, s'est identifiée au patriotisme et a apporté son soutien à la politique et aux armées allemandes. Après 1918, il plaide pour une séparation radicale de l'Église et de l'État, ce qui, avec son engagement socialiste, lui vaut des ennuis avec les autorités ecclésiastiques. Bien que partisan d'une théologie de la culture, dont il trace le programme dans une conférence de 1919, il estime scandaleuse l'alliance du christianisme avec les forces socialement et politiquement dominantes. Il plaide pour un christianisme qui critique l'État au lieu de le légitimer.

2. En troisième lieu, je cite Karl Barth, un suisse que la neutralité de son pays a tenu à l'écart des conflits, mais qui n'en a pas moins été révolté. En août 1914, paraît un "Manifeste des intellectuels", signé par quatre-vingt douze savants et artistes allemands, qui approuve la politique de l'Empereur Guillaume II et la guerre. À sa grande indignation, Barth découvre parmi les signataires de ce manifeste les noms de grands théologiens protestants allemands d'alors, comme Harnack, Herrmann, Seeberg, Schlatter. Certains ont été ses professeurs, d'autres l'ont marqué par leurs écrits. D'un coup, la confiance et l'estime qu'il leur portait s'effondrent. Il ne met pas en cause seulement leur personne mais aussi leur théologie. Puisqu'ils se trompent aussi lourdement, puisqu'ils admettent l'inacceptable, au lieu de le dénoncer, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, qui est faux "dans leur dogmatique, dans leur exégèse de la Bible et leur façon d'enseigner l'histoire"*. Barth en conclut que désormais il faut lire la Bible, penser et vivre la foi chrétienne autrement, trouver de nouveaux chemins et de nouvelles démarches.

3. Le fiasco de la pensée théologique.

Comme Barth, la nouvelle génération des années 20 juge que la défaillance des Églises témoigne d'une déviation théologique fondamentale. Les Églises se sont trompées, parce que leur théologie s'est égarée. Elle a commis, pensent-ils, trois erreurs.

1. Premièrement, elle a surestimé l'homme, lui a donné trop de valeur et lui a fait trop confiance. Elle a vu en lui un être plutôt bon, mais qui a besoin de se développer et de se perfectionner. Elle a voulu établir entre Dieu et l'homme une sorte de partenariat, Dieu étant comme un éducateur qui guide, aide, encourage, valorise les efforts de ses créatures. Ainsi, elle a essayé d'allier la culture et la religion, d'associer la raison et la révélation, l'une et l'autre contribuant à faire avancer l'humanité dans le bon sens. Elle a développé un humanisme chrétien qui ignore ou néglige deux choses. D'abord que l'homme est un pécheur qui doit se convertir, autrement dit, renoncer à lui-même, à ses pensées, et à ses réalisations pour se tourner vers Dieu. Ensuite, que Dieu est autre; comme le dit le prophète Esaïe*, "ses pensées ne sont pas nos pensées et ses voies ne sont pas nos pensées". Cette altérité, les théologiens de la nouvelle génération l'expriment volontiers en disant que Dieu est la négation* et non la confirmation de l'humain (par négation, entendez ici celui qui bouscule, renverse, retourne, transforme radicalement). Les tendances naturelles de l'être humain ne le conduisent pas à l'évangile. Devenir chrétien implique que l'on passe par une mort et une résurrection.

2. La théologie du dix-neuvième siècle a commis une deuxième erreur en adoptant le postulat de base de l'idéalisme, selon lequel tout a une logique. Ce postulat conduit à voir dans l'évolution du monde et de l'humanité la réalisation progressive de l'idée et donc à penser l'univers et l'histoire comme une harmonie grandissante. Les champs de bataille de la première guerre mondiale démentent cette manière de voir. Zahrnt raconte qu’à Verdun, un soir, Tillich allait de blessés en blessés pour remplir auprès d'eux son ministère d'aumônier. Au milieu de la nuit, épuisé, il s'est endormi dans une tranchée; quand quelques heures plus tard il s'est réveillé, tout le monde autour de lui était mort; il était entouré de cadavres. Il se rendit compte qu'il ne lui serait plus jamais possible d'être idéaliste*. Le monde n'est pas un ensemble raisonnable et rationnel où tout a son sens. On y trouve de l'absurde, de l'insensé, de l'affreux, voire du démoniaque, toutes choses que l'idéalisme ne voit pas, dont il nie l'existence. Il faut noter d'ailleurs, qu'en dehors de la théologie, le thème de l'absurdité de la vie et de la société surgit très fortement dans la littérature avec Le procès et Le château de Kafka (publiés en 1925 et 1926) ; il sera développé en France un peu plus tard, dans les années 40 et 50, par Camus et Sartre. On constate une rupture et une contradiction entre l'idée et la réalité, entre l'essence et l'existence, entre ce que Dieu veut et ce qui arrive. La foi doit se penser et se vivre non pas dans un système de concordances, mais d'oppositions et de contradictions.

3. En troisième lieu, la théologie du dix-neuvième siècle s'est égarée à cause d'une ouverture excessive au monde et à ses questions. Elle a été tellement attentive aux problèmes posés par la science, l'histoire et la politique qu'elle en a négligé sa tâche propre : l'explication de la parole de Dieu. Porter attention à la culture n'est pas un défaut, mais une nécessité. Tillich compare la théologie à une ellipse à deux foyers : elle se préoccupe d'une part de la situation humaine, d'autre part de la parole de Dieu, et cherche à les mettre en corrélation. Il ne reproche pas au dix-neuvième siècle de s'être occupé de ce que vivent, pensent et sentent les hommes, mais d'avoir négligé le second foyer, celui de la Parole de Dieu. Du coup, la culture l’a capturée, l’a colonisée et domestiquée. La théologie n'a pas su en discerner et en dénoncer les erreurs, et elle a manqué à sa tâche.

4. Conclusion

Une date marque très nettement le déclin et la fin de l'époque précédente, ainsi que le surgissement de la nouvelle génération théologique. Il s'agit de 1921 où Barth publie un commentaire à l’épître aux Romains qui a un énorme retentissement, à la grande surprise de son auteur d'ailleurs. Il se compare à un enfant qui déclenche par inadvertance le carillon d'un clocher et ne pensait pas faire autant de bruit. Bultmann, Brunner et Tillich, qui sont, avec Barth, les représentants les plus éminents de cette nouvelle génération saluent positivement ce livre et le considèrent comme un événement, bien qu'ils ne soient pas sans réserves à son égard. Ils s’éloigneront par la suite de Barth, mais dans les années 20, ils en sont proches et participent au même mouvement.

2. Nouvelles orientations

Ces trois fiascos obligent à faire de la théologie autrement. Cette nouvelle théologie que va-t-elle être? J'en indique cinq aspects, qui sont interdépendants

1. Une révolution copernicienne.

Les théologiens du dix-neuvième siècle, les orthodoxes comme les libéraux, s'étaient donnés comme objectif principal d'accorder le christianisme avec la culture humaine. Ils voulaient expliquer, interpréter et justifier la foi en fonction de cette culture. Ils entendaient travailler à définir et à réaliser un christianisme adapté au monde ambiant et une théologie qui prenne en compte les acquis de la science, de l'histoire, de la psychologie et de la sociologie. Cet effort, ils l’ont poursuivi avec beaucoup d'intelligence, d'érudition et parfois un peu de naïveté.

Dans beaucoup de manuels de théologie et de catéchisme de cette époque, on trouve un plan assez caractéristique, qui comporte trois étapes. Une première partie analyse le phénomène religieux en général, tel qu'il se présente dans l'histoire et tel que la psychologie aide à l'analyser. On tente d'établir que l'homme est normalement, naturellement, inévitablement religieux, qu'il n'y a pas d'être authentiquement humain qui ne le soit pas. Une seconde partie essaye de démontrer que le christianisme est la forme la plus pure et la plus haute de religion. Enfin, la dernière partie tente d'établir que le protestantisme était le christianisme porté à sa perfection. Ainsi, l'évolution religieuse de l'humanité la conduit naturellement, par un approfondissement spirituel, à la foi évangélique protestante.

La nouvelle génération rejette catégoriquement cette démarche qui, à ses yeux, prend le problème à l'envers. On a vu à quoi mènent les progrès spirituels de l'humanité. De toute manière, faire de l'évangile le produit ou l'aboutissement de la conscience religieuse de l'humanité ne rend pas justice au Christ, ne lui donne pas sa vraie place, masque l'essentiel. Le message évangélique et la foi chrétienne affirment un fait extraordinaire : Dieu a parlé, Dieu s'est révélé à nous, Dieu a fait irruption dans notre monde et dans notre existence. Il faut partir de là; tout en dépend. Il n'appartient pas à la philosophie, à l'histoire, à la culture d'apprécier et de juger la vérité de l’enseignement biblique. Bien au contraire, la révélation biblique doit juger toutes les activités humaines, religieuses, intellectuelles, scientifiques, sociales et autres.

Pour qualifier ce renversement de perspectives, on a parlé de révolution copernicienne. Comme l'astronome Copernic montre, au seizième siècle, qu'au centre de l'univers se trouve le soleil et non la terre, de même cette nouvelle génération détrône l'homme pour mettre Dieu au centre de la théologie et de la foi. Elle ne veut plus situer, expliquer, justifier, comprendre Dieu à partir et en fonction de l'homme, mais parler à l'homme, l'interpeller à partir de Dieu.

2. Théologie de la crise

Le dix-neuvième siècle met l'accent sur la proximité de Dieu. Il agit dans le mouvement de l'histoire et se fait sentir à la conscience humaine. Il n'y a pas de coupure radicale entre Dieu et l'être humain. Nos réalisations les plus hautes, nos pensées les plus profondes rencontrent et rejoignent la révélation de Dieu.

Au contraire, la nouvelle théologie des années 20 insiste sur la transcendance et l'altérité de Dieu. Il étonne et secoue toujours l'être humain, plus qu'il ne correspond à ses intuitions et ses attentes. Il met en cause et en question ses réalisations, plus qu'il ne les confirme, ne les conforte et ne les couronne. Il représente pour la raison humaine un "scandale" qu'il ne faut pas éliminer ou adoucir*. Au lieu de chercher dans l'évangile des fondements, des justifications ou des accomplissements, on voit en lui un message qui ébranle et nous renverse.

D’où l’appellation « théologie de la crise », qui signifie certes que cette théologie résulte de la crise de la culture européenne qui culmine avec la guerre, mais aussi et surtout que cette théologie entend mettre en crise toutes les cultures et réalisations humaines à partir et au nom de la Parole de Dieu. En 1931, Bultmann écrit un article sur la crise de la foi où il explique qu'il faut comprendre par cette expression la crise que provoque la foi, et non celle qu'elle subit*. Tillich souligne le caractère agressif de la révélation et du message évangélique par le vocabulaire même dont il se sert pour décrire l'action, la manifestation, l'intervention de Dieu. Il parle d'ébranlement, de percée, de rupture, d'irruption, de retournement. Il utilise des termes militaires, abondamment employés pendant la guerre.

 

3. Défensive et offensive.

Il en résulte un changement de ton et d'attitude envers le monde et la culture. Le dix-neuvième siècle s'efforce d'inscrire la théologie et la religion dans le cadre des "représentations du monde" régnantes*, et ainsi d'établir leur légitimité, de les défendre contre les attaques des "esprits cultivés" de leur époque, comme l'indique Schleiermacher en 1799 dans la préface de ses Discours dont Barth écrit qu'ils ouvrent le dix-neuvième siècle. Au contraire, la nouvelle génération, estime avoir pour tâche de contester ces représentations au nom de la foi chrétienne, de passer donc de la recherche d'une alliance à une attitude offensive.

À cet égard, apparaissent significatives les premières pages d'une Dogmatique que Tillich rédige en 1925, mais qu'il n'achèvera pas et qui ne sera publiée que bien plus tard. Le christianisme, écrit-il, ne doit plus se défendre, et "abandonner du terrain"* pour s'adapter, pour se faire accepter par la conscience moderne. "Le moment, écrit-il, est venu de passer à l'attaque, de se regrouper, d'attaquer sur tous les fronts"*. De son côté, Brunner préconise une éristique théologique, c'est à dire une polémique à l'égard du monde. "Quand on parle d'apologétique, écrit-il, on comprend fâcheusement qu'il s'agit d'une défense du christianisme devant le tribunal de la culture ... Il n'est pas question de cela; c'est à l'Église de prendre l'offensive contre les positions adverses de l'incrédulité … des idéologies erronées". De même, Barth condamne toute apologétique parce qu'elle suppose que l'on soumet le christianisme à un jugement humain. La foi, dit-il, sait que l'incrédulité est une attitude fausse et vide; elle n'a pas à la prendre au sérieux et à discuter avec elle. De son côté, Bultmann affirme que l'évangile est un message qui bouscule, interpelle et exige*. Même s'il y a entre ces hommes des différences de vocabulaire, de démarche, d'analyse, ils ont en commun un rejet de toute négociation et compromis, ainsi que la volonté de passer à l'attaque.

4. Doctrine de la foi et dogmatique

Le dix-neuvième siècle a voulu une théologie descriptive qui s'appuie sur la "psychologie et l'histoire". Il remplace le terme de "dogmatique" par celui de "doctrine de la foi". En effet, la dogmatique dit ce qu'il faut croire, elle définit des dogmes que le croyant doit accepter, qui s'imposent à lui de manière autoritaire. Au contraire, la doctrine de la foi dit ce que l'on croit, elle décrit les formes et les contenus de la conscience croyante. Schleiermacher, auteur de la plus célèbre Doctrine de la foi du dix-neuvième siècle, publiée en 1820-1821, estime que l’étude de la doctrine relève de la théologie historique* : elle exprime les croyances actuelles de l'Église et ne formule pas une vérité intemporelle et définitive. Pour Harnack, l'histoire, en remontant au Jésus historique, au moment de la fondation, dégage "l'essence du christianisme" et doit déterminer la doctrine. Selon Troeltsch, il ne peut plus y avoir de dogmatique, parce qu'il n'y a plus de dogmes, c'est à dire d'affirmations dont la validité serait indépendante du contexte historique. La théologie doit se borner à analyser les représentations chrétiennes*.

Or, voilà que Tillich en 1925, Barth en 1927, Brunner un peu plus tard en 1946, écrivent des ouvrages intitulés Dogmatique et non Doctrine de la foi, s'opposant ainsi consciemment et volontairement aux propos de Troeltsch. Ils reprennent ce titre décrié et rejeté pour deux raisons.

  Premièrement, pour bien indiquer quel est leur projet : ils veulent expliquer, commenter, penser la parole qui vient de Dieu et non pas analyser et décrire la conscience du croyant. À ceux qui écrivent des Doctrine de la foi, on reproche, comme l'écrit Bultmann, de ne pas traiter "de Dieu, mais de l'homme"*. Une théologie chrétienne évangélique se doit d'être, pour reprendre une expression de Barth, théoanthropologique (il s'agit de dire comment la parole de Dieu s'inscrit dans l'existence de l'homme) et non anthropothéologique (elle ne décrit pas la manière dont l'homme pense, sent ou imagine Dieu). C'est Dieu qui détermine l'homme et non le contraire.

  Deuxièmement, ils veulent redonner à la doctrine son rôle normatif*. Elle n'exprime pas la conscience religieuse, elle la "heurte", écrit Tillich*. L'évangile n'est pas, comme le voudrait l'idéalisme, "l'aboutissement du processus spirituel" ou "l'accomplissement" des valeurs religieuses de l'humanité*. Il est l'irruption d'une puissance radicalement autre qui contredit et détruit toutes les prétentions humaines à la vérité. Barth et Bultmann, contre ceux qui pensent que Dieu agit et se révèle dans l'intériorité, dans la spiritualité, dans la conscience, insistent sur l'extériorité de la révélation. Elle est une parole qui nous vient du dehors, qui a autorité sur nous, et à laquelle nous devons nous soumettre. De son côté, Tillich souligne que la dogmatique dépend de la parole "prophétique" qui certes vient à nous, mais qui ne vient pas de nous*. Il y a une altérité et une transcendance du message évangélique. Il commande et ordonne; le théologien et tout chrétien doit se soumettre et obéir.

5. Texte biblique et parole de Dieu

La Bible est à la fois parole de Dieu et parole humaine (Parole de Dieu et parole humaine est le titre d'un livre qui réunit des articles et conférences de Barth datant de 1916 à 1923). Très exactement la Bible est parole de Dieu à travers des paroles humaines. Le dix-neuvième siècle a étudié la Bible en tant que parole humaine. Il s'est intéressé au processus de rédaction et de transmission du texte, au milieu d'où il sort, à la culture ou à la vision du monde qui s'y exprime, voire à la foi, à la piété, à la religion qui s'y exprime. Le titre de livres publiés alors le montre bien : La religion d'Israël, La foi en la résurrection de Jésus dans le christianisme primitif, L'évolution de l'espérance messianique dans le christianisme primitif, Sources et évolution de la pensée de l'apôtre Paul. Il s'agit toujours de déterminer ce que des hommes ont pensé et cru, d'étudier leurs croyances et leur religion. Cette démarche n'a rien d'illégitime ni d'erroné. Elle a sa valeur et son intérêt. La Bible est un document historique qui doit aussi être examiné comme tel, ce que les courants de type fondamentaliste ont tendance à oublier. La nouvelle génération théologique ne condamne nullement cette approche de la Bible, mais affirme que pour la foi, elle apparaît radicalement insuffisante. Car l'essentiel du texte se trouve ailleurs : dans la Parole de Dieu qu'il entend transmettre et que l'existence croyante désire entendre. Barth, Bultmann, Brunner préconisent une lecture théologique et théocentrique qui n'oublie certes pas le caractère humain de la Bible, mais qui y cherche ce que Dieu dit, qui porte toute son attention sur l'objet du témoignage biblique, c'est à dire la Parole de Dieu et non sur celui qui témoigne et sur les circonstances de son témoignages. Dans la préface de son commentaire de l'épître aux Romains de 1920, Barth écrit, parlant des travaux d'exégètes de la génération précédente : "ce que je leur reproche, ce n'est pas la critique historique ... dont je reconnais ... expressément le bien fondé et la nécessité, mais le fait qu'ils en restent à une explication que je peux considérer uniquement comme une première tentative rudimentaire". Barth les blâme de s'interroger sur un discours humain et non sur la parole de Dieu dont ce discours témoigne. En effet, ce qui intéresse le croyant et le concerne, ce n'est pas ce que Pierre, Paul ou Jean ont pensé, mais c'est le message qu'à travers Paul, Pierre ou Jean, Dieu nous adresse. Dans Parole de Dieu et parole humaine, Barth écrit: "Le contenu de la Bible ne consiste pas dans les justes conceptions que l'homme se fait de Dieu, mais dans les justes opinions que Dieu a de l'homme. La Bible ne dit pas comment nous devons parler à Dieu, mais bien ce que Lui nous dit. Elle n'indique pas ... le chemin qui conduit à lui, mais comment il a cherché et trouvé son chemin vers nous"*. Il ne faut pas voir dans la Bible seulement ni même principalement un livre qui rapporte des expériences humaines (ce que la Bible est aussi, mais cet aspect est second). La Bible a pour fonction première de nous apprendre ce que Dieu fait, ce qu'il pense, ce qu'il commande et enseigne.

Je prends un exemple un peu caricatural pour montrer la différence entre une lecture anthropocentrique et une lecture théocentrique de la Bible. Dans la Bible, on appelle Dieu père ou berger. La première démarche, l'anthropocentrique, estime que ces appellations partent d’expériences humaines pour nous faire percevoir quelque chose de Dieu. Nous savons ce qu’un père représente pour ses enfants et comment un berger se conduit envers ses brebis. Ce savoir nous permet par analogie de saisir, au moins en partie, ce que Dieu signifie pour nous et comment il se comporte à notre égard. Pas du tout, dira la nouvelle génération théologique des années 20. Il ne faut pas partir de l’homme, mais de Dieu, de ses actes, de sa manière d’agir, de ce que raconte la Bible pour comprendre le sens de ces expressions. Qu'est ce que Dieu fait pour les siens ? Prenons par exemple l’exode. Nous y voyons que Dieu protège son peuple, le défend, le guide et le dirige, le nourrit, le soigne et le guérit, le conduit à travers les périls sain et sauf à bon port. Voilà ce qu’exprime, ce que traduit l’appellation de Père et de Berger. À partir de ce que la Bible nous dit de Dieu et de son action, nous découvrons ce que doivent être un père et un berger, la manière dont ils doivent se comporter envers leurs enfants ou leur troupeau. Nos expériences humaines n'éclairent pas l’être et l’agir de Dieu. Au contraire, l’être et l’agir de Dieu éclairent nos expériences humaines. Nous ne comprenons pas ce qu’est Dieu à partir de ce que nous savons d’un père ou d’un berger. Nous comprenons ce que doivent être un bon berger et un père véritable à partir de ce que Dieu nous révèle de lui-même. Le chemin de la théologie ne consiste pas à aller depuis l’humain jusqu’au divin, mais depuis le divin jusqu’à l’humain

Conclusion

À côté des ruptures qu'opère la nouvelle génération théologique, il existe aussi des continuités, explicitement reconnues, avec ce qui l’a précédée. Même si on a parlé de retour à la Réforme, il n'est pas question de restaurer l'orthodoxie antérieure aux Lumières, de revenir au seizième siècle et de rejeter en bloc toute la théologie du dix-neuvième. Ces jeunes théologiens s'en déclarent les héritiers reconnaissants et constatent qu'elle leur a beaucoup apporté, en particulier dans le domaine de l'histoire et de l'exégèse. Elle a mis en place une méthode rigoureuse d'étude des textes qu'il n'est pas question d'abandonner. Ainsi, Barth ne cesse d'insister sur l'importance de Schleiermacher, sur la probité, la piété, le sérieux des théologiens du dix-neuvième siècle. Il écrit qu'il n'est pas question de "liquider" le passé, mais qu'il faut au contraire, même si on n'est pas d'accord, le respecter, l'honorer (comme on doit honorer son père et sa mère, même quand on s'en détache)*. Bultmann dans un article qui le situe clairement dans le nouveau courant théologique, dit qu'il n'entend d'aucune manière rejeter le libéralisme ni renoncer à la démarche historico-critique, qui représente à ses yeux un acquis irréversible*. Tillich rend hommage au courage intellectuel et à l'effort de réflexion de la théologie du dix-neuvième siècle. Il ne s'agit nullement d'écarter ou de renier ce qu'elle a fait, ce qu'elle a apporté, mais de le reprendre, de le réorienter, de l'utiliser dans une perspective différente.

3. L'évolution postérieure à 1920

Depuis 1920, le temps a passé ; ce qui paraissait alors nouveau est devenu ancien ; ce qui paraissait alors révolutionnaire nous semble aujourd’hui traditionnel. Quelle a été la destinée de ce courant théologique qui se manifeste avec force après la première guerre mondiale ?

1. La bataille et la victoire

La nouvelle génération théologique s'est d'abord heurtée à de vives résistances. Elle a dû batailler ferme, parfois durement, pour faire comprendre et accepter son point de vue. Dans les Églises elle a dérangé, parfois scandalisé, et dans un premier temps, elle a été mal accueillie. En théologie, des gens comme Harnack, puis les héritiers de Troeltsch et du libéralisme du dix-neuvième siècle, qu'elle attaquait durement, ont réagi et contre-attaqué.

La situation change à partir de 1933 avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne. Certains courants du nazisme, pas tous, développent des thèmes religieux et culturels auxquels ils voudraient que les Églises se rallient. Des chrétiens se laissent séduire. Ils ne sont pas, sauf exceptions, nazis, mais sont favorables à une entente avec le nazisme. Ils appartiennent à toutes les tendances théologiques, y compris quelques-uns à celles de la nouvelle génération (ainsi Hirsch et Gogarten), mais les figures les plus marquantes de cette nouvelle génération, Tillich, Barth, Bultmann s'opposent vigoureusement au nazisme et prennent la tête de la résistance ecclésiastique à Hitler. Beaucoup de ceux qui éprouvent des réticences et des réserves théologiques à leur égard les taisent et se regroupent autour d'eux pour constituer un front uni contre le nazisme. Petit à petit, la situation les pousse à adopter les idées de la nouvelle génération. En effet, l'insistance sur la transcendance et de l'altérité de Dieu par rapport à tout ce qui existe dans le monde, sur sa Parole qui n'a rien à voir avec les pensées et les sentiments humains permet de solidement résister à l'idéologie nazie, alors que la recherche d'une alliance entre religion et culture risque de conduire sur des routes dangereuses et glissantes.

Dans les années 40 et 50, la nouvelle génération des années 20 domine largement la pensée théologique et le monde ecclésiastique protestant. Après de rudes batailles contre les courants issus du dix-neuvième siècle, puis contre le nazisme, elle l'a emporté et elle règne sans grande contestation. Barth surtout s'impose; il éclipse les autres. Sa théologie imprègne la plupart des pasteurs et des responsables ecclésiastiques protestants. Bultmann et Tillich ont beaucoup moins d’impact. Bultmann est mal compris et très contesté et Tillich pratiquement ignoré en Europe durant les années 40 et 50. Brunner a une audience restreinte.

Cette domination va décroître dans le dernier tiers du vingtième siècle. On reproche au barthisme son dogmatisme, son peu d'intérêt pour la culture, son oubli de "l'humanité de Dieu" (sur laquelle Barth insiste pourtant à la fin de sa vie). De nouveaux courants apparaissent. Le barthisme s’écarte d’ailleurs parfois de la pensée de Barth (Barth écrit qu’il n’est pas barthien, boutade à prendre au sérieux). On redécouvre l'intérêt des théologies antérieures, si fortement contestées, celle de Schleiermacher, d'Harnack, de Troeltsch qui semblent mieux convenir à la situation actuelle, mieux répondre aux problèmes d'aujourd'hui. Toutefois, ce déclin n'empêche pas que cette génération a donné un nouveau souffle à la réflexion théologique et qu'aujourd'hui, même quand on la discute et qu'on la critique, on dépend beaucoup d'elle. Le travail qu'elle a accompli, les thèmes qu'elle a lancés continuent à dominer la réflexion théologique.

2. Diversité

Dans les années 20, Tillich, Barth, Bultmann et Brunner paraissent proches les uns des autres. On trouve chez eux des thèmes, des préoccupations et des orientations semblables. Même s'ils sont loin d'être d'accord sur tout et même si très tôt des divergences se manifestent, on a le sentiment qu'ils font parti du même mouvement.

Au contraire, après la seconde guerre mondiale, on devient sensible à ce qui les distingue et les sépare. À partir d'un point de départ commun, leurs chemins divergent et parfois s'opposent. Si bien que du tournant des années vingt, il ne sort pas une théologie qui présenterait quelques variantes, mais des théologies très différentes.

Barth apparaîtra comme celui qui réhabilite la doctrine et crée une nouvelle orthodoxie. Ce qui explique le recul considérable de son influence dans les années 1970; on voit en lui un théologien d'un autre âge qui n'a pas le sens de la relativité et de la contextualité de toute pensée théologique. Toutefois, actuellement, l'audience de Barth remonte, peut-être parce qu'à nouveau nous traversons une crise culturelle et sociale.

Bultmann, pour sa part, insistera sur la parole de Dieu comme interpellation qui s'adresse à chacun. Il poursuit un travail d'exégète et d'historien du Nouveau Testament, qui le conduit au thème de la démythologisation. Démythologiser veut dire : ne pas lire le texte biblique comme donnant des informations sur la nature du monde et sur l'essence de Dieu, mais le lire comme une parole qui m'interpelle dans mon existence et m'invite à me convertir. Bultmann a gardé un grand impact; beaucoup trouvent que sa théologie libère du joug dogmatique restauré par Barth et conduit à l'essentiel : le rapport vivant, existentiel avec un Dieu qui s'adresse à moi et change ma vie.

Tillich aura un grand souci de la culture. La parole de Dieu est certes transcendante, mais la tâche de la théologie et de la prédication consiste à la mettre en relation avec ce que vivent, sentent et pensent les gens, ce que le barthisme oublie, de telle sorte qu'ils sachent y trouver ce qui leur manque et ce qu'ils cherchent. La force de Tillich est d'allier l'insistance sur l'altérité de Dieu de la génération des années 20 avec l'attention à la culture de la période précédente. À cause de cela, il a gardé une grande actualité, en particulier aux États-Unis, mais on voit en lui une pensée opposée à celle de Bar, et on oublie leur proximité dans les années 20.

 Je résume : après le tournant des années 20, les théologiens qui y participent prennent des directions différentes et ils auront des audiences et des influences diverses. Cependant, ils ont légué à leurs successeurs l'insistance sur la transcendance de Dieu et l'attention à la Parole évangélique qui n'est pas un produit de la culture et de l'évolution humaine, mais qui interpelle chacun de nous personnellement et toutes nos réalisations collectives. Le tournant des années 20 n'a pas fondé une école, il a inauguré une nouvelle époque dans la théologie.

André Gounelle
Cours

Notes :

* P. Tillich, Dogmatik, p.324.

* K.Barth, La théologie évangélique au XIX° siècle, p.11-12.

* ch.55, v.8.

* cf. R. Bultmann, Foi et compréhension, 1, p.10.

* H. Zahrnt, Aux prises avec Dieu, p.401, qui donne comme source de cette anecdote une émission radiophonique.

* R. Bultmann, Foi et compréhension, 1, p.10.

* Foi et compréhension, 1, p.375.

* Cf. K. Barth, La théologie évangélique au XIX° siècle, p.24.

* P. Tillich, Dogmatik, p.25.

* P. Tillich, Dogmatik, p.26. Cf. la conférence de 1919 "Sur l'idée d'une théologie de la culture", in La dimension religieuse de la culture, p.48.

* Cf. Dogmatik, p.324; cf. R. Bultmann, Foi et compréhension, 1, p.35-47 (texte de 1925).

* Voir F. Schleiermacher, Le statut de la théologie, p.74 (Kurze Darstellung).

* Voir B.A. Gerrish, Continuing the Reformation. Essays on Modern Religious Thought, p.228, 234, 240.

* Foi et compréhension, 1, p. 10.

* P. Tillich, Dogmatik, p.32-33, 68, 78, 89. Cf. Systematic Theology, 1, p.42.

* P. Tillich, Dogmatik, p.33.

* P. Tillich, Dogmatik, p.43, 64.

* P. Tillich, Dogmatik, p. 37, 41.

* Parole de Dieu, parole humaine, p.41.

*  K.Barth, La théologie évangélique au XIX° siècle, p.6-7, 16.

* "La théologie libérale et le récent mouvement théologique (1924), Foi et compréhension, 1, p. 9ss.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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