signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Histoire des Idées

La Réforme radicale

1. La Réforme, les Réformes et les radicaux

1. Une situation complexe

L'historien Pierre Chaunu a intitulé un de ses livres Le temps des Réformes. À juste titre, et de manière très caractéristique, ce titre ne parle pas de la Réforme au singulier, mais des Réformes au pluriel. Jusqu'à il y a une cinquantaine d'années, les protestants avaient coutume de considérer que les différents mouvements de Réforme du seizième siècle s'accordaient sur l'essentiel et présentaient une convergence telle qu'on pouvait négliger leurs différences pour les considérer comme des variantes d'une seule et même "protestation". Au siècle dernier, on opposait volontiers un courant religieux traditionaliste, le catholicisme, à un courant religieux rénovateur, le protestantisme. Du coup on se demandait pourquoi des rénovateurs comme Erasme ou Lefevre d'Etaples ne s'étaient pas ralliés au luthéranisme.

La découverte de nombreux documents et le développement des études historiques ont bousculé cette vision simplificatrice. La situation du seizième siècle se révèle extrêmement complexe, embrouillée, et mouvante. Elle défie et met à mal tous les essais de synthèse. Les frontières entre les "confessions" ou les Églises ne se dessinent que petit à petit. Souvent elles manquent de netteté et elles ne se situent pas toujours là où on les attendrait. Par exemple, vers 1570, un pasteur luthérien d'Hambourg publie un livre où il explique qu'il se sent beaucoup plus proche de Rome que de Genève et que s'il était obligé, par malheur, de choisir, il se ferait catholique plutôt que calviniste. De son côté, Calvin n'hésite pas à s'entendre et à collaborer avec l'épiscopat voire avec l'inquisition dans l'affaire de l'antitrinitaire Michel Servet. Il s'allie avec les catholiques contre les non-conformistes. Les affrontements se produisent non seulement entre Rome et ceux qui s'en séparent, mais également, et parfois aussi fortement, entre ceux qui ont rompu avec le catholicisme. Il semble que ce ne soit que dans la seconde moitié du dix-septième siècle que les luthériens, les réformés, les baptistes et les anglicans, à cause de la persécution catholique, se découvrent solidaires, dans leur opposition à Rome.

2. Les cinq Réformes du seizième siècle

En gros, et en simplifiant on peut distinguer au seizième siècle cinq Réformes.

1. La Réforme luthérienne naît en Allemagne vers 1517-1520 de l'opposition de Martin Luther, professeur de théologie à Wittenberg, à la vente des indulgences (qui permettait d'acheter avec de l'argent le pardon des péchés). Luther ne se révolte pas seulement, ni même principalement contre l'aspect commercial de cette opération, d'ailleurs très vite condamné par Rome. Il se scandalise surtout de l'affirmation que l'être humain doit et peut mériter son salut.

Luther proclame que le salut est un don de Dieu, un cadeau qu'il nous fait et non une récompense que nous aurions à gagner par nos efforts et dont nos bonnes œuvres nous rendraient dignes. Le luthéranisme se centre sur la justification gratuite ou salut par grâce. Mes actions ne me servent pas à mériter le salut; elles découlent du salut qui m'est donné; elles n'ont pas un but intéressé; elles expriment mon amour et ma reconnaissance pour le Dieu qui me sauve.

Pour cette première Réforme, la question décisive et capitale se formule ainsi : "comment suis-je sauvé?". De manière très existentialiste, le luthéranisme insiste sur la foi du croyant et sa destinée personnelle. Par contre, il s'intéresse peu aux formes et organisations ecclésiastiques; il garde celles qu'il hérite du passé. Il se montre plutôt conservateur sur le plan social et politique. Il invite à se soumettre aux autorités en place. Luther s'appuie sur les "princes" (souverains ou conseils de notables), et condamne la révolte des paysans.

2. La Réforme réformée apparaît en Suisse, vers 1520-1523, très peu de temps après la Réforme luthérienne et en grande partie indépendamment d'elle. Elle commence à Zurich avec Zwingli; elle s'implante très vite à Bâle, à Berne, et s'étend à la Suisse Romande avec Farel et Viret. Elle se répand en France et gagne à sa cause Jean Calvin qui devient son principal chef de file. On a tort de nommer le courant réformé "calviniste", parce qu'il est antérieur à Calvin et ne dépend pas seulement de lui.

La réforme réformée n'a pas pour point de départ, comme le luthéranisme, la question du salut, mais celle de la vérité. Marqués l'un et l'autre par l'humanisme, Zwingli et Calvin se demandent : que dit exactement la Bible? Comment la comprendre droitement et la mettre en pratique véritablement? On accuse le catholicisme de professer des doctrines que l'Écriture ne fonde pas, et que parfois elle contredit. On lui reproche d'accorder aux décisions des Conciles et des papes une autorité égale, voire supérieure à celle de la Bible.

Les réformés accordent beaucoup d'importance à la doctrine. Celle de la prédestination (qui affirme que le sort de chacun est réglé de toute éternité par Dieu, et ne dépend donc pas des circonstances) leur donne l'assurance de leur salut. Le salut ne constitue donc pas pour eux, à la différence des luthériens, le problème majeur. Ils se demandent plutôt : "maintenant que je suis sauvé, comment vivre en bon disciple du Christ, témoigner de l'évangile dans le monde et rendre gloire à Dieu?". Les réformés se préoccupent donc beaucoup d'éthique. En politique, ils sont autant conservateurs que les luthériens, mais, sous l'influence du modèle des cités suisses, plus démocratiques, moins monarchistes. Leur principal désaccord d'avec les luthériens porte sur la Cène (il entraînera en 1529, à Marbourg, l'échec d'un projet d'alliance).

3. La Réforme anglicane a un caractère fluctuant et ne se laisse pas définir facilement. Elle commence aux alentours de 1530, sous l'impulsion du roi Henri VIII qui est théologiquement catholique. Il a même écrit de sa main un petit traité pour réfuter Luther. Il rompt avec Rome pour des raisons personnelles et non doctrinales, à cause du refus du pape d'autoriser son divorce et son remariage. Il ne crée pas une Église luthérienne ou réformée, mais une Église catholique séparée, indépendante du pape, et il s'en déclare le chef.

À sa mort, son fils, Édouard VI, a 9 ans, et le régent, le duc de Somerset, "calvinise" l'Église d'Angleterre. Monte ensuite sur le trône Marie Tudor qui tente de restaurer le catholicisme par la force (ce qui lui vaudra le surnom de "Marie la sanglante"). Lui succède Élisabeth II qui établit un équilibre subtil entre les divers courants. L'Église anglicane s'organise selon un modèle épiscopal de type plutôt catholique et adopte une confession de foi (les Trente Neuf Articles) de tendance plutôt réformée.

Jusqu'à aujourd'hui, l'anglicanisme comporte deux courants, l'un catholicisant, l'autre protestantisant qui s'entendent et cohabitent non sans tensions (on a pu le constater dernièrement à propos de l'accession des femmes au ministère). Cette situation explique en partie le développement du non-conformisme en Grande-Bretagne. L'Église officielle avec ses compromis subtils et sa recherche d'une "voie moyenne" convenait mal à des croyants épris d'absolu et d'authenticité. De plus, cette Église dépendait étroitement et directement de la couronne et avait un caractère autant politique que religieux. Il ne faut cependant pas sous-estimer la spiritualité anglicane qui ne manque ni de valeur ni de profondeur et qui a exercé un attrait certain sur les réformés français du dix-septième siècle.

4. Il faut mentionner ensuite la Réforme catholique, qu'on oublie souvent, malgré son importance. L'Église romaine se transforme profondément au cours du seizième siècle; elle opère des changements considérables et prend un visage différent. Le catholicisme classique est aussi une Église issue de la Réforme.

Sous la pression des événements, pour faire face à des critiques dont certaines lui paraissent justifiées et dont d'autre lui semblent devoir être réfutées, l'Église Romaine entreprend un travail de rénovation de grande ampleur. Elle améliore la formation du clergé afin d'avoir des prêtres de meilleure qualité intellectuelle, spirituelle et morale. Elle crée de nouveaux ordres, comme les jésuites. Le Concile de Trente qui siège (avec de nombreuses et longues interruptions) de 1545 à 1563 met de l'ordre dans les doctrines, et en donne des définitions précises qui dissipent des ambiguïtés possibles. Ce concile ouvre la période du catholicisme classique qui durera jusqu'au Concile de Vatican II.

Ce redressement a arrêté l'expansion des divers protestantismes aussi efficacement que la persécution. Il fige les positions et la carte religieuse de l'Europe se fixe alors pour des siècles. On parle généralement de "Contre Réforme". Il faut bien voir que le catholicisme ne se contente pas de faire barrage à la Réforme. Il conduit et mène à bien une véritable réforme selon sa propre logique, qui diffère de celle des protestantismes. Cette réforme catholique se montre sur le plan politique très respectueuse des pouvoirs établis, dont beaucoup lui sont favorables. Sur le plan social, elle est conservatrice.

5. À ces quatre réformes, s'ajoute la Réforme radicale. Elle va être l'objet de la suite de cet article qui tentera de la situer historiquement et théologiquement.

3. Qu'appelle-t-on Réforme radicale?

La Réforme radicale est moins connue et plus difficile à cerner que les précédentes. Jusqu'à une époque récente, on manquait de documents (beaucoup ont été détruits ou ont disparu); quelques-uns ont été publiés depuis une vingtaine d'années par la Bibliotheca Dissidentium (dirigée par M. Lienhard et A. Séguenny), par la Bibliotheca Unitariorum (dirigée par J. Van Goudoever) et par les mennonites. Il s'agit en général de publications savantes, destinées à des érudits et difficiles d'accès même pour un public cultivé. Nous disposons de peu de travaux historiques (on peut mentionner ceux de Williams, Wilbur et Godbey, tous en anglais). On a plus de choses sur l'anabaptisme que les autres courants radicaux grâce aux travaux de J. Seguy, de Neal Blough et de M. Lienhard (qui en donne un aperçu d'ensemble dans le volume 8 de l'Histoire du Christianisme publiée chez Desclée). La meilleure présentation, et la plus accessible se trouve dans le remarquable ouvrage de Pierre Janton, Voies et visages de la Réforme au seizième siècle (Desclée).

La Réforme radicale a beaucoup agité l'Europe et a joué un rôle considérable dans les débats et affrontements du seizième siècle. Elle a mené une existence et une action en grande partie clandestines, ce qui explique que pendant longtemps elle n'a pas attiré l'attention des historiens, et qu'on ne lui a pas accordé la place qu'elle mérite. Généralement, on la divise en trois branches principales. D'abord, l'anabaptisme qui refuse le baptême des bébés, parce qu'il veut des communautés d'adultes conscients et responsables. Ensuite, l'enthousiasme (enthousiasme signifie étymologiquement le fait d'avoir Dieu en soi) ou illuminisme qui affirme que Dieu parle directement au cœur des hommes et des femmes sincères; on écarte donc la médiation d'un clergé ou de textes sacrés. Enfin, l'antitrinitarisme qui rejette les doctrines élaborées par les conciles de Nicée-Constantinople ou de Chalcédoine (alors que les autres Réformes ne les mettent pas en cause, et les maintiennent telles quelles). Il estime qu'il s'agit de spéculations intellectuelles contraires à l'enseignement évangélique.

 Pour commode qu'elle soit, cette distinction en trois branches a un caractère artificiel. La plupart des groupes connus mélangent les trois éléments, bien qu'en général l'un d'eux prédomine.

Les radicaux ont eu une histoire sanglante et malheureuse. Ils ont été persécutés aussi durement par les réformés et les luthériens que par les catholiques. On les a noyés à Zurich, massacrés en Allemagne, brûlés à Genève, en Italie et en France. Partout, on les a pourchassés et on a tenté de les éliminer. Ils n'ont jamais réussi à s'implanter durablement quelque part. Ils ont failli cependant y réussir entre 1570 et 1580 : le médecin Biandrata a tenté de créer en Pologne et en Transsylvanie un centre unitarien (comme les luthériens avaient leur centre en Allemagne et les réformés en Suisse) et il y a échoué de peu. La Réforme radicale n'a pas été conduite par des professeurs d'Université, comme les Réformes luthérienne et réformée, ni par des princes de l'Église et de l'État, comme les Réformes anglicane et catholique, mais par des techniciens (des artisans ou ingénieurs, des médecins), des intellectuels errants et marginaux. Ainsi, Servet, Biandrata, Marpeck, Menno Simon, Socin (et un siècle et demi plus tard, Fox et Penn).

4. Pertinence de l'appellation "Réforme radicale".

Pour désigner ces groupes non conformistes, on parle soit de "l'aile gauche de la Réforme", soit, ce qui paraît meilleur, de "Réforme radicale". L'expression "Réforme radicale", introduite par l'historien américain Georges Williams qui en a fait le titre de son principal livre (publié en 1962), a été reprise par de nombreux auteurs. Elle a fait l'objet de tout un débat, et on s'est interrogé sur sa pertinence. On lui a adressé deux critiques.

1. Le qualificatif "radical" implique un jugement de valeur. Il signifie le refus des compromissions, la volonté de ne pas transiger sur les principes, l'effort pour les maintenir et les appliquer dans leur rigueur. Se dire radical implique qu'on se prétend plus pur, plus logique, plus conséquent que les modérés, et qu'on entend aller plus loin qu'eux. Or, ces prétendus radicaux ne sont-ils pas très proches des courants contestataires de la théologie, et de la spiritualité du Moyen Age? Les luthériens et les réformés n'opèrent-ils pas une rupture beaucoup plus nette et profonde, en particulier avec l'affirmation de la justification par grâce? Qui est vraiment radical? On peut certes en discuter et la réponse variera selon les points de vue. Il faut toutefois remarquer que Luther, Zwingli et Calvin sont aussi des héritiers et qu'ils doivent beaucoup, surtout Luther, à leurs prédécesseurs. Ils ne marquent donc pas, eux non plus, une coupure aussi forte qu'on l'a parfois dit. Ensuite, l'appellation "radicale" a le mérite de correspondre à la conscience que ces mouvements ont d'eux-mêmes. Ils reprochent aux luthériens et réformés de s'arrêter en chemin et de ne pas aller jusqu'au bout de l'entreprise réformatrice, ce que, pour leur part, ils entendent faire. Dans cette perspective, la désignation de "radical" leur convient bien.

2. A-t-on le droit de mettre sous la même étiquette et de ranger dans la même catégorie des groupes divers, sans relations les uns avec les autres, qui se sont en général mutuellement ignorés et qui parfois se sont opposés et ont polémiqué les uns contre les autres? Ces groupes ne se sont ni rencontrés, ni concertés ni alliés. Ils ne forment pas un courant analogue aux réformés et aux luthériens qui présentent certes des diversités, mais qui ont de fortes caractéristiques internes qui leur donnent une unité, et qui ne cessent de correspondre, et de dialoguer.

Il est vrai que les radicaux forment une nébuleuse aux frontières imprécises, et que leur parenté spirituelle et théologique n'est pas toujours évidente. Même là où il y a des proximités incontestables, on peut se demander si les divergences ne l'emportent pas sur les ressemblances. Parmi les anabaptistes, par exemple, certains préconisent, surtout au début, le recours aux armes et à la violence pour faire triompher leur cause (on le constate avec Müntzer, dont on peut, il est vrai, discuter l'appartenance au courant anabaptiste et avec les révoltés de la République de Münster); d'autres, au contraire, comme les zurichois et ceux de Schleitheim, se montrent résolument pacifistes. Autre exemple, chez les antitrinitaires, un conflit très dur oppose les "adorantistes" (dont Socin se fait le porte parole) qui estiment nécessaire et légitime de rendre un culte à Jésus et les "non adorantistes" (représentés par F. David) qui jugent qu'un tel culte relève de l'idolâtrie.

Cette seconde critique contient une part de vérité. Il ne faut cependant pas lui accorder une importance excessive. On peut discerner chez les radicaux des tendances communes qui créent une parenté, et leur donnent un air de famille. Elles justifient, qu'avec nuances, précautions et explications, on les classe sous une étiquette commune.

2. Les grands thèmes de la Réforme radicale

Après avoir ainsi situé historiquement la Réforme radicale, il nous faut maintenant en esquisser le portrait spirituel et théologique. J'ai dit que, malgré leur diversité, il existe des tendances communes à ces divers mouvements qui les caractérisent. J'en relève huit; elles se retrouvent dans la plupart des groupes; même si elles n'ont pas la même force dans tous, et même si elles se concrétisent différemment dans leurs pratiques.

1. La "restitution" du christianisme.

Ces groupes manifestent presque tous un désir très vif de revenir au christianisme primitif. Ils cherchent à recréer ou à ressusciter l'Église du Nouveau Testament, en supprimant les dogmes, les rites et les institutions édifiés durant les siècles qui ont suivi. L'histoire du christianisme représente pour eux une déformation, une dénaturation, un éloignement et une trahison du message évangélique primitif. Ils veulent retrouver la pureté des origines.

Les milieux radicaux du seizième siècle opposent l'objectif de la restitutio à celui de la reformatio. En 1553, non sans difficultés, Michel Servet publie un livre intitulé Christianismi Restitutio. Les luthériens et les réformés pratiquent la réformation. Ils s'efforcent de redresser ce qui a été infléchi, de corriger ce qui a été déformé. Ils partent de l'Église existante, de l'héritage reçu pour rectifier, amender, purifier quand il y a lieu. Dans les pratiques et enseignements séculaires du catholicisme, ils modifient ce qui leur paraît contredire le Nouveau Testament et ils gardent le reste. Du point de vue religieux, ils voient dans l'Église présente une malade qu'il faut soigner et guérir. Les radicaux la considèrent au contraire comme spirituellement morte; ils veulent l'enterrer, la détruire, annuler l'héritage des siècles, et repartir à zéro. Il ne s'agit pas de guérir, mais de se débarrasser d'un cadavre qui pourrit et infecte pour que l'Église authentique ressuscite. On ne veut pas améliorer ce qui existe, mais l'éliminer et recréer ce qu'il y avait au début : restitutio signifie reconstitution, rétablissement.

Le débat qui entre 1525 et 1530 oppose Zwingli et Grebel sur le baptême des enfants montre la différence des deux démarches. Grebel demande à Zwingli : "cite-moi un seul texte biblique qui autorise le baptême des enfants". À quoi Zwingli rétorque : "cite-moi un seul texte biblique qui l'interdit". Grebel, partisan de la restitutio, n'admet que les pratiques clairement attestées ou commandées par le Nouveau Testament, et veut que tout soit fondé sur des textes bibliques. Pour lui ce que la Bible n'ordonne pas expressément doit être supprimé. Zwingli, artisan de la reformatio, s'attaque à ce qui dans la pratique ecclésiastique de son temps s'oppose aux enseignements explicites du Nouveau Testament et il laisse en place le reste. Pour lui, tout ce que n'interdit expressément la Bible est permis.

2. La fin du monde.

La plupart des groupes anabaptistes, illuministes et antitrinitaires vivent dans une intense attente de la fin du monde qu'ils pensent imminente. Les temps apocalyptiques approchent; le grand bouleversement final a commencé et il va s'accélérer rapidement. Ce monde, avec ses coutumes, ses institutions, ses puissances et ses traditions, est condamné à disparaître. À bref délai il va laisser la place au royaume de Dieu, à cette terre nouvelle et à ces cieux nouveaux dont parle la Bible. Certains font des calculs (même F. David que les unitariens présentent volontiers comme un précurseur du rationalisme), et proposent des dates qui les unes après les autres se révéleront fausses.

Cette fin, même si parfois ils la redoutent, ils l'attendent et la désirent avec une impatience fébrile. Ils croient, en effet, qu'elle renversera et détruira leurs persécuteurs. Elle démasquera les faux chrétiens. Elle manifestera qu'ils sont les véritables disciples du Christ et qu'ils forment l'Église authentique. Elle leur apportera, pensent-ils, une revanche et un triomphe. Elle représente l'espoir qui leur permet de tenir dans des situations très dures, au milieu des persécutions.

Certains estiment que l'imminence de la fin rend inutile de s'installer, de dresser des plans, de faire des projets, de prévoir l'avenir, puisqu'on se trouve à la veille de l'Apocalypse et que demain tout sera différent. Les règles de la vie courante et les organisations qui régissent la société perdent, à leurs yeux, toute pertinence en cette période ultime de l'histoire. Luther croyait également que le bouleversement apocalyptique ne tarderait pas, mais il estimait que cette proximité ne devait changer en rien son comportement. Si on m'annonçait la fin du monde pour demain, aurait-il dit, aujourd'hui je planterais un pommier. Au contraire, pour les radicaux, la proximité du Royaume détermine leurs attitudes pratiques.

3. La conviction personnelle.

Les radicaux accordent tous une grande importance à la conviction personnelle. Ils donnent plus de poids à l'individualité de chacun qu'aux appartenances à des communautés civiles ou religieuses. Ils estiment que son milieu, sa famille, sa paroisse, son village et sa cité ne déterminent pas l'être humain; l'essentiel se joue pour lui dans les choix qu'il opère et dans les options qu'il fait siennes. Il a à prendre parti pour son propre compte, et ne peut pas se décharger de sa responsabilité sur des orientations collectives, sur ses enracinements ou sur ceux qui détiennent l'autorité. Cette insistance sur la personne a deux conséquences.

1. D'abord, elle entraîne une hostilité générale envers le baptême des bébés (que les réformés justifient par les liens familiaux). On ne naît pas chrétien, on le devient. On n'est pas disciple du Christ de naissance, par héritage familial ou à cause de sa citoyenneté, mais par choix, parce qu'on s'est converti et qu'on a consciemment et volontairement accepté l'évangile.

2. Ensuite, elle favorise une tolérance qui fait contraste avec l'autoritarisme du seizième siècle om n'admet guère les déviances. Pour les radicaux, on ne peut obliger personne à avoir la foi et à se rattacher à la vraie religion. On ne combat pas l'erreur par les armes, mais par l'explication et la persuasion. En 1568, quatre ans avant la Saint-Barthélémy, le prince unitarien Jean Sigismond de Transsylvanie (une région considérée alors comme barbare!) promulgue un décret de liberté religieuse qui stipule qu'on ne doit inquiéter personne pour ses opinions religieuses, parce que la foi naît de ce qu'on entend et donc d'une conviction. F. David demande que ses adversaires ne soient pas sanctionnés par l'autorité politique; il entend les convaincre, et non les contraindre.

Cette tolérance apparaît comme l'une des raisons de l'échec historique de la Réforme radicale. Là où ses partisans ont eu le pouvoir, en Transsylvanie durant quelques années, ils n'imposent pas leurs vues, n'éliminent pas leurs adversaires, et du coup se rendent vulnérables. Un siècle et demi plus tard on retrouve la même tolérance dans l'attitude exemplaire des quakers de Pennsylvanie à l'égard des indiens. Il est juste de signaler qu'elle a connu aux seizième et dix-septième siècles des exceptions.

4. La parole intérieure.

Les radicaux insistent beaucoup sur l'intériorité de la Parole de Dieu, qui retentit directement dans le cœur des croyants. Pour les catholiques, les luthériens et les réformés, la Parole de Dieu vient à l'être humain depuis l'extérieur. À cause de son péché, il ne l'entend pas directement en lui-même. Elle l'atteint à travers les enseignements de l'Église ou à travers les textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Toutefois, Zwingli et Calvin lient la parole externe, écrite dans la Bible et proclamée par la prédication, à l'action interne de l'Esprit. Si l'Esprit ne le rend pas vivant en nous, le texte de l'Écriture reste une lettre morte. Mais, les deux Réformateurs, avec raison, craignent beaucoup l'inspiration incontrôlée; elle risque de justifier quantité de déviations et d'extravagances. Ils soulignent, en conséquence, que l'Esprit ne dit rien d'autre que ce qui se trouve dans l'Écriture. Il n'apporte aucun contenu différent. Il fait seulement que les mots couchés sur le papier ou entendus lors du culte nous touchent, nous concernent, et nous transforment.

Pour la Réforme radicale, il y a une autonomie et une indépendance relative de la parole interne par rapport à l'externe. Si Dieu parle du dehors, par la prédication et la Bible, il s'adresse aussi directement à l'âme et à la conscience du croyant. Chacun est donc invité à discerner en lui-même la présence et le message de Dieu. Nous portons en nous un élément divin, dû à notre création, masqué par nos fautes, mais toujours présent que nous pouvons et devons redécouvrir. Ainsi, au dix-septième siècle, le quaker Barclay parle d'une révélation immédiate de Dieu, qui constitue une "substantielle semence" et qui s'impose par son évidence et sa clarté à tout homme de bonne de foi. Il cite le Prologue de Jean qui déclare que le logos (c'est à dire le verbe ou la parole) est "la véritable lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde".

Cette attention à la parole intérieure se traduit dans les milieux radicaux dans trois pratiques différentes :

-1. Pour les uns, la parole interne suscite des prophéties de toutes sortes. Elle fait surgir des paroles humaines, celles des inspirés, qui annoncent l'avenir, donnent des directives et délivrent des enseignements. Elles ont une autorité comparable à celle de la Bible. On rencontre cette pratique chez les prophètes de Zwickau et, plus tard, dans le prophétisme camisard.

- 2. Pour d'autres, par exemple pour les sociniens de la seconde génération (ceux du dix-septième et du dix-huitième siècles), la parole interne se manifeste dans la raison, c'est à dire dans la capacité humaine de comprendre et de juger. On identifie donc la lumière divine interne avec l'intelligence humaine, assimilation qui aura beaucoup de succès au dix-huitième siècle chez les unitariens et que reprendront certains courants du protestantisme libéral.

- 3. En troisième lieu, les quakers développent la pratique du silence qui n'est pas vide, mais écoute intérieure. On se tait pour que rien ne vienne troubler la parole que Dieu dit à notre âme. Un culte authentique donne une place centrale au silence.

5. L'égalité.

Plusieurs courants de la Réforme radicale (mais pas tous) proclament l'égalité en dignité et valeur de tous les êtres humains. Ils répugnent aux hiérarchies qui distinguent des grands et des petits, des nobles et des vulgaires, des religieux et de simples fidèles. Ils reconnaissent certes des différences de fonctions entre les êtres humains, mais elles ne justifient nullement une supériorité des uns sur les autres.

Dans l'Église, on ne veut pas d'un clergé ordonné et installé qui disposerait de pouvoirs spéciaux. On admet que certains exercent un ministère (c'est à dire un service), mais on leur refuse tout magistère (c'est à dire une autorité qui les rendrait plus grands et les mettrait au dessus des autres). Dans la société civile, on rejette les marques de soumission, de sujétion à l'égard des notables; on condamne les honneurs qu'on leur rend habituellement (ainsi les quakers refusent d'enlever leur chapeau devant les souverains). Parfois, à vrai dire assez rarement, on va jusqu'à déclarer l'égalité des hommes et des femmes.

6. L'éthique chrétienne.

Pour la Réforme radicale, l'authenticité de la foi se reconnaît aux œuvres que l'on accomplit. Aussi donne-t-elle beaucoup d'importance à la rigueur morale. Les radicaux ne suivent pas toujours les normes de leur époque, ce qui les a rendus suspects. On les a souvent, et sauf exceptions à tort, accusés de débauche sexuelle parce que leurs groupes ne séparaient pas les hommes et les femmes, et accordaient à ces dernières beaucoup de liberté. Ils ne se conduisent pas comme tout le monde, mais, en général, leur honnêteté dépasse largement la moyenne (d'où l'image littéraire du "bon anabaptiste"). Plus tard, ils multiplieront les actions humanitaires (les quakers et les unitariens s'illustrent jusqu'à aujourd'hui dans ce domaine).

On a souvent dit que cette prise au sérieux de la morale entraînait un affaiblissement du principe du "salut pas grâce" et un retour au salut par les œuvres. Ce reproche semble faux sur le plan théologique. En fait, beaucoup de radicaux (ainsi l'anabaptiste Hubmaier) accusent les luthériens de se contenter de changer la prédication, et de ne rien faire pour que les gens vivent vraiment en disciples du Christ. Selon une formule de Luther, le croyant est simul justus et simul peccator, à la fois juste et pécheur. Les radicaux en conviennent, mais ils demandent au croyant de devenir plus juste et moins pécheur : la grâce qu'il a reçue doit avoir des conséquences et s'inscrire dans son comportement.

De même, pour les réformés et les luthériens, l'Église constitue un corpus mixtum, c'est à dire un groupe où se mélangent des bons et des mauvais chrétiens, sans qu'on puisse opérer un tri. Les radicaux souhaitent qu'elle devienne un corpus purum, composé seulement de véritables fidèles. Les communautés radicales ont souvent une discipline très stricte, qui prévoit des procédures d'exclusion. On entre difficilement dans leurs groupes et on en est vite expulsé. La tolérance à l'égard des autres ne justifie nullement un relâchement des exigences pour les croyants.

7. L'antidogmatisme et l'antiritualisme.

L'accent mis sur la conviction personnelle, sur la parole intérieure et sur l'éthique entraîne une grande méfiance envers les rites et les dogmes établis. On reproche aux catholiques, aux luthériens et aux réformés de leur accorder une importance beaucoup trop grande.

Pour la Réforme radicale, des rites religieux comme les sacrements paraissent souvent conventionnels, formalistes et hypocrites parce qu'ils permettent une appartenance extérieure et apparente au christianisme sans véritable adhésion intérieure. De plus, ils provoquent quantité de querelles inutiles et déshonorantes. Certains estiment qu'il serait préférable d'y renoncer et de les abolir : la pureté et l'authenticité de la vie chrétienne y gagneraient (on trouve au dix-neuvième siècle cette manière de voir chez les fondateurs de l'Armée du salut).

De même, au nom de la parole intérieure, chacun a le droit d'interpréter l'évangile à sa manière, sans devoir se soumettre à une orthodoxie, sans qu'on l'oblige à adhérer à des formules ecclésiastiques. Les conciles des premiers siècles ont donné de la Trinité (une substance en trois personnes) et du Christ (deux natures en une personne) des définitions compliquées, sans fondements bibliques, incompréhensibles pour des gens simples, et inutiles pour la vie chrétienne. On peut les écarter sans dommage.

Beaucoup de radicaux estiment que l'insistance sur les rites et les dogmes vient de ce que l'on a surestimé l'extérieur aux dépens de l'authenticité de la vie intérieure.

8. Se séparer de la société.

Dans de nombreux courants radicaux, se manifeste une ferme volonté de séparer strictement l'Église et l'État. Il n'appartient pas aux autorités politiques de régenter les consciences et de se mêler d'affaires religieuses. À l'inverse, les chrétiens n'ont pas à s'occuper des affaires du monde; ils doivent s'en éloigner et s'en abstenir le plus possible.

Certains radicaux vont jusqu'au refus des autorités civiles, des tribunaux et des magistrats. Quelques-uns contestent la peine de mort. Beaucoup de radicaux rejettent l'usage des armes, et adoptent des comportements résolument pacifistes. Plus tard, ils refuseront le service militaire, ce qui leur attirera de sérieux ennuis. Ils forment parfois des petits groupes égalitaires, où l'on pratique la communauté des biens, et où l'on vit aux marges de la société. Les amishes d'Amérique sont, aujourd'hui, les héritiers de ce courant communautaire.

 Cette volonté de se marginaliser explique en partie la violence de la persécution; on a pris les radicaux pour de dangereux anarchistes qui risquaient de détruire l'ordre social et politique.

Conclusion

La présentation succincte et approximative que je viens de faire de la Réforme Radicale appelle, en conclusion, deux remarques.

1. Les mouvements du seizième siècle qui appartiennent à cette nébuleuse nous paraissent à la fois effrayants et fascinants.

Ils sont effrayants par leur fermeture, leur rigidité et leur sectarisme. Ils ont conscience de former un petit groupe d'élus au milieu de la damnation universelle, ce qui se traduit par un orgueil spirituel et un manque total de souci pastoral envers les gens de l'extérieur (même si cela a favorisé des attitudes de tolérance). Ils donnent une importance excessive à des points qui paraissent vraiment mineurs (ainsi Grebel polémique contre le chant des cantiques qu'il estime ne pas être attesté par la Bible et se préoccupe beaucoup de l'heure où il faut célébrer la Cène : à la tombée de la nuit, selon lui, et non le matin, puisque Jésus l'a institué le soir du jeudi saint).

Ils sont fascinants par leur souci de fidélité et de pureté, par leur refus de toute compromission. Ils nous touchent par l'atroce persécution qu'ils ont subie avec courage. Ils ont été des victimes ; par contre, si l'on excepte le groupe de Thomas Müntzer et celui de la République de Münster qui sont des cas particuliers et isolés, ils n'ont jamais été des bourreaux, à la différence des luthériens et réformés qui ont été persécutés et persécuteurs (bien que plus persécutés que persécuteurs).

  2. Comme Pierre Janton l'a justement noté, à plusieurs égards, les radicaux préfigurent la situation actuelle de l'Église et apparaissent comme des précurseurs. Dans leur temps, ils restent isolés, plutôt marginaux et développent des thèmes que la grande majorité de leur contemporains jugent extravagants. Or, plusieurs de ces thèmes ont fini par l'emporter, et par s'imposer. Au vingtième siècle, les chrétiens de toutes confessions se rallient de plus en plus à l'idée d'une Église séparée de l'État, composée de croyants qui en sont membres par un acte d'adhésion personnel et libre. Beaucoup de chrétiens, en tout cas en Occident, ont tendance à désacraliser les rites, à relativiser les dogmes, et par contre à accorder une importance énorme à l'éthique, à la pratique concrète de la vie chrétienne, au pacifisme, à l'action humanitaire. Notre époque a fait une vertu de la tolérance que l'on considérait autrefois comme une faiblesse et une lâcheté. Par contre, l'intense piété de ces groupes et l'extrême rigueur de leur éthique personnelle ne se retrouvent guère aujourd'hui.

Il faut essayer de voir les radicaux dans leur ambivalence. On ne doit ni les noircir (leur cas ne relève pas de la pathologie), ni les idéaliser (comme le font parfois les baptistes et les unitariens soucieux de se donner des ancêtres exemplaires). Il importe de les situer dans leur contexte historique et de comprendre leurs structures théologiques pour tirer parti de leur expérience pour notre réflexion et notre pratique.

André Gounelle
Bulletin de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, tome 28.

 

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot