signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Histoire des Idées

L’articulation entre justification et sanctification
chez Wesley

 

Essai de typologie

Mon exposé comprendra trois parties. La première introductive précisera le sens exact des termes ou concepts employés dans mon titre à savoir d’une part « typologie », d’autre part « justification » et « sanctification », auxquels j’ajouterai « régénération ». Je distinguerai ensuite, dans un deuxième temps, trois grandes manières d’articuler justification et sanctification, l’une plutôt catholique, l’autre plutôt luthérienne et la dernière plutôt réformée. Je terminerai par une troisième partie qui se demandera comment se situe Wesley dans cette typologie.

1. Définitions

Je commence par des définitions. Vous les connaissez certainement, mais je crois utile de les rappeler. Il me parait toujours important d’indiquer le sens des mots ou, plus exactement, le sens dans lequel on les emploie, le sens qu’on leur donne dans son propos.

Typologie

D’abord, qu’entend-on par typologie ? Classiquement, on distingue deux démarches, deux méthodes, deux sortes d’analyses. On nomme la première phénoménologique. Elle cherche à décrire les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles apparaissent. Elle se veut une photographie aussi exacte que possible de la réalité perçue. Par exemple, si je rédige un article sur la doctrine de la justification selon Calvin, il s’agira pour moi de relever tous les écrits de Calvin qui en parlent, d’indiquer avec précision ce qu’ils affirment, en tenant compte des nuances, voire des contradictions que l’on trouve dans son œuvre. En histoire des idées, l'analyse phénoménologique consiste à exposer une pensée ou une position réelle, concrète, exprimée et défendue dans des textes existants.

La typologie procède autrement. Elle étudie un certain nombre de documents ou d’écrits non pas pour les répéter dans un texte de synthèse ni pour les condenser dans un résumé, mais pour dégager les structures logiques qui les commandent, les organisent, les rendent intelligibles. Elle s’efforce de repérer des traits significatifs et elle construit à partir d’eux un « type » ou un « modèle ». Ces types et ces modèles n’existent nulle part tels quels dans la réalité, mais ils fournissent des instruments d’analyse. Ainsi, une démarche typologique indiquera les caractéristiques du calvinisme. Mais le calvinisme idéal, à l’état pur, parfaitement conforme au type, ne se trouve nulle part. Même Calvin n’est pas entièrement cohérent avec lui-même; il n’est pas toujours parfaitement calviniste. De même, Barth a écrit, non sans raisons, qu’il n’était pas barthien. Autrement dit, le calvinisme (ou le barthisme) est un concept (ce qu’à la suite de Max Weber, on appelle un « idéal type ») fabriqué par un travail intellectuel. On ne doit pas cependant le qualifier d’arbitraire (il est établi à partir de faits, de constatations, d’observations) ni d’inutile. Il permet de situer et d’évaluer des positions concrètes, de voir jusqu’à quel point et dans quelle mesure elles s’approchent ou s’éloignent du calvinisme. La typologie dessine en quelque sorte des axes de coordonnées qui permettent de repérer et de jauger des figures concrètes.

Ce qui veut dire qu’aucun théologien, aucun prédicateur, aucun croyant ne correspond exactement et totalement au type qu’on a dégagé. Dans les faits, nous avons toujours affaire à des mélanges et à des mixtes : les démarches se combinent, s'entremêlent; les logiques se nuancent, s’atténuent ; nous avons tous des contradictions, des incohérences. Une typologie a pour but non pas de décrire des positions concrètes (elle serait alors caricaturale), mais de mettre en évidence des structures logiques qui diffèrent et, par là, de clarifier positions et débats.

2. Justification, sanctification et régénération

Après cette précision d’ordre méthodologique, je passe à des définitions proprement théologiques des concepts de justification, de sanctification et de régénération.

1. On appelle « justification » l’acte de Dieu qui décide de ne pas tenir compte de nos fautes, de ne pas les sanctionner. Comme le dit Wesley dans un de ses sermons, « justification est synonyme de pardon » . Le mot se situe dans le registre juridique . De même qu’un tribunal acquitte un prévenu, c’est à dire décide qu’il n’y a pas lieu de lui infliger une peine, de même Dieu ne prononce pas une condamnation ni ne punit. La justification est une sentence ou une déclaration : le justifié n’est pas juste, il est « réputé juste », écrit Calvin. La justification signifie, écrit Luther, que « celui qui est injuste est juste » ; malgré son injustice, Dieu le considère et le traite comme s’il était juste. Pour reprendre une formule de Tillich, la justification signifie que Dieu nous accepte bien que nous soyons inacceptables.

2. On nomme « sanctification » le processus qui fait grandir chez le croyant une nouvelle créature, qui le conduit à mener une existence de plus en plus conforme à la volonté de Dieu. « La justification, dit Wesley, est l’œuvre que Dieu accomplit pour nous …, la sanctification celle qu’il accomplit en nous » . Il précise que la justification est un changement « relatif », c’est à dire un changement qui transforme notre relation avec Dieu, la manière dont Dieu nous regarde et nous traite sans modifier ce que nous sommes, alors que la sanctification opère un changement « réel » qui nous fait devenir autres que ce que nous sommes. La justification délivre de la culpabilité, la sanctification de la puissance du péché .

3. « Régénération » signifie au sens strict « nouvelle naissance ». On a de la peine à lui conférer un sens distinct et une définition autonome. Elle flotte entre la justification et la sanctification ; selon les auteurs, on la rattache tantôt à l’une ou tantôt à l’autre . Si « justification » désigne le pardon en tant qu’il est accordé par Dieu à l’homme, « régénération » s’applique plutôt, en général, au pardon de Dieu en tant qu’il est reçu par l’homme, autrement dit à la conversion. Ce sont, de fait, deux aspects inséparables et indissociables de la même réalité. Chronologiquement, précise Wesley, elles vont ensemble, mais « au point de vue logique, la justification précède la nouvelle naissance » .

2. Les trois articulations

J’en arrive à ma deuxième partie. Comment comprendre le lien entre la justification (le salut que Dieu nous accorde) et la sanctification (la vie croyante, l'obéissance chrétienne) ? On a proposé trois grands types d’articulation, avec quantité de variantes de détail.

1. La sanctification chemin vers la justification.

Une première articulation domine dans le catholicisme classique. Contrairement à ce que les protestants ont parfois prétendu, il n'a jamais enseigné le salut par les œuvres. Avec la Réforme, et comme elle, il affirme que c'est Dieu qui sauve, Dieu seul, et qu’il sauve par grâce ; sans grâce pas de salut. Le Concile de Trente déclare :

« Si quelqu'un dit que l'homme peut être justifié devant Dieu par ses œuvres ... sans la grâce divine venant par Jésus Christ, qu'il soit anathème. »

Où donc se situent la différence et la divergence ? Elles portent sur la manière de comprendre la grâce et son action. Selon la Réforme, elle représente un acte de Dieu qui change notre relation avec lui, tandis que le catholicisme du seizième siècle y voit une force ou une puissance surnaturelle que Dieu met à la disposition de l'être humain afin de l'aider à avancer sur le chemin du salut. Les adversaires du luthéranisme, pour répondre à la Confession d'Augsbourg, rédigent en 1530 une Confutatio où on lit que « Dieu nous donne une grâce initiale qui nous rend capable d'acquérir des mérites en vue de notre salut » . Dix-sept ans plus tard, le Concile de Trente déclare qu'au départ, Dieu par Jésus-Christ donne sa « grâce prévenante » aux pêcheurs « sans aucun mérite en eux », mais qu'ensuite, ils doivent « se tourner vers la justification ... en acquiesçant et coopérant librement à cette même grâce ... L'homme lui-même n'est pas totalement sans rien faire ... il accueille cette inspiration qu'il lui est possible de rejeter; ... pourtant sans la grâce divine, il lui est impossible, par sa propre volonté d'aller vers la justice en présence de Dieu » . En 1992, le Catéchisme de l'Église catholique déclare :

« L'action ... de Dieu est première par son impulsion et le libre agir de l'homme est second en sa collaboration. ... Personne ne peut mériter la grâce première ... nous pouvons ensuite mériter ... les grâces utiles pour notre sanctification, pour la croissance de la grâce et de la charité, comme pour l'obtention de la vie éternelle »

On pourrait comparer le croyant à un lilliputien qui aurait à gravir un gigantesque escalier aux marches beaucoup trop hautes pour lui. La grâce le hisse en haut de la première marche; il doit aller ensuite vers la marche suivante. S'il fait cet effort, il recevra une nouvelle grâce qui lui permettra d'accéder au niveau supérieur, et ainsi de suite jusqu'au bout.

 

justification et sanctification

 

Dans cette perspective, la vie chrétienne se caractérise, selon une expression du pasteur Roland de Pury, par « l'utilisation méritoire de la grâce toujours première et toujours gratuite » . Nous recevons de Dieu, dans un premier temps, le don immérité de la grâce ; sans elle, nous ne pourrions rien faire. Toutefois, il nous faut savoir, dans un second temps, nous servir de cette grâce donnée par Dieu pour qu'elle soit féconde et porte des fruits. La grâce imméritée est nécessaire, mais ne suffit pas ; il dépend de nous qu'elle ne soit pas stérile et vaine ; elle doit se prolonger dans une grâce partiellement méritée. La grâce imméritée met en route une progression à laquelle il nous faut collaborer. Le processus ainsi déclenché aboutit au salut, qui se situe au terme du chemin. Il vient récompenser et couronner une vie chrétienne qui a su recevoir et bien utiliser la grâce imméritée qui lui a été accordée. Alors que la Réforme voit dans la foi le salut opérant irrésistiblement en nous, le Concile de Trente la considère comme « le commencement du salut » .

2. La justification englobant la sanctification.

La deuxième réponse se situe dans une logique qui évoque plutôt le luthéranisme et qu’ont reprises les théologies existentielles contemporaines. Elle voit dans la grâce non pas une force que Dieu met à notre disposition, mais l'acte de Dieu qui pardonne et sauve. Alors que Dieu devrait normalement rejeter et condamner les êtres humains que leur péché a totalement coupés de lui, voilà qu'il décide, par le Christ, de ne pas tenir compte de leur faute, de leur pardonner, de les adopter, de nouer avec eux des relations, de les traiter comme s'ils n'étaient pas des pécheurs. La célèbre formule simul justus simul peccator (à la fois, en même temps juste et pécheur) exprime bien le paradoxe de la grâce. La justification signifie que Dieu accepte celui qui est inacceptable.

Le croyant justifié reste pécheur. Son péché ne s'évanouit pas. Le plus fidèle demeure radicalement insuffisant ; la faute continue à le marquer. Sa vie ne devient pas sainte comme par un coup de baguette magique. Il a toujours besoin de prier Dieu pour lui demander « pardonne moi mes offenses ». Nous ne cessons pas d'être inacceptables et Dieu ne cesse pas de nous accepter en dépit de ce que nous sommes. L'acte de Dieu qui décide de ne pas en tenir compte se renouvelle à chaque instant, de manière toujours aussi surprenante. Ma justification, mon salut se passe toujours aujourd'hui, dans le moment que je suis en train de vivre, dans mon présent. La parole qui me fait grâce ne se trouve jamais derrière moi, dans mon passé. « Elle est dite chaque fois dans l'instant », écrit Bultmann. Ebeling note qu'elle constitue un événement qui ne se transforme jamais en possession. Elle ne devient pas un acquis, il nous faut toujours la recevoir à nouveau. Il n'y a donc pas un « après » ou une suite de la justification. Comme l'a écrit Jean Ansaldi , Luther ne traite pas de ce qui fait suite à la justification. Il ne le peut pas, car, pour lui, je vis toujours le moment de mon salut, je ne me trouve jamais au delà. « C'est tous les jours que je dois être déclaré mort, et tous les jours que la foi et la repentance me réintroduisent dans la communion avec Dieu ». On vit sans cesse à nouveau le moment de sa conversion et de son salut ; on ne se trouve jamais au lendemain. On a à se convertir (ou plus exactement à se faire convertir par Dieu) à tout moment, on ne devient pas un converti. On a toujours à naître à nouveau ; on n’est jamais un born again. Bultmann illustre cette manière de voir par un beau vers de Rilke : « Dieu est le visiteur qui va toujours son chemin ». Le salut surgit toujours inopinément dans ma vie, comme un visiteur inattendu, mais il ne s'y installe pas. À chaque moment, il arrive, comme si c'était la première fois, et il me surprend.

 

justification et sanctification

 

Le chrétien ne vit que de ce que Dieu fait en lui à chaque moment et il en dépend totalement. Son être et son action découlent d'un acte de Dieu dont il ne dispose pas. La sanctification ne s'organise pas ; elle se vit comme un événement. Elle correspond à la pointe de la flèche qui représente la justification. Il n'y a pas de sanctification autonome qui se développerait selon une logique, une pédagogie et une autonomie propres. La sanctification ne se déploie pas dans une progression et un développement. Elle est l'impact de la justification. L’une et l’autre sont données en même temps. En septembre 1741, dans la controverse qui l’oppose à Wesley, Zinzendorf exprime très clairement la position luthérienne : « au moment même où l’on est justifié, on est complètement sanctifié … la sanctification totale et la justification sont instantanées » .

3. La sanctification suite de la justification

La troisième réponse relève d'une logique fréquente chez les réformés. Ils conçoivent, eux aussi, la grâce comme la décision divine de ne pas tenir compte du péché. Cependant, à la différence des luthériens, ils estiment qu'il s'agit d'une décision prise et inscrite dans la vie du croyant une fois pour toutes. Elle est acquise, définitive. Elle ne se répète pas ni ne se renouvelle à chaque instant. La justification prend place au début de la vie chrétienne ; elle en constitue le moment initial, le point de départ. Après la justification, vient la sanctification qui lui fait suite, en est la conséquence et aussi, parfois, la vérification. De même qu'on reconnaît l'arbre à ses fruits, la sanctification démontre en quelque sorte que la justification a bien eu lieu.

Les réformés distinguent deux moments successifs qui s'enchaînent, découlent l'un de l'autre, sans, pour cela, se confondre. Leur position peut se schématiser ainsi :

 

justification et sanctification

 

Selon le catholicisme classique, la sanctification aboutit à la justification. Le salut se situe, à ses yeux, dans l'avenir et représente le but vers lequel le croyant se dirige avec l'aide de Dieu.

Le luthéranisme fait coïncider justification et sanctification. Selon lui le salut se situe dans le présent que je vis et la sanctification le reflète et l'exprime.

Pour les réformés, la justification est faite, le salut accordé. Il n'y a pas à y revenir ni à s'en préoccuper. Il s'agit d'un problème résolu, d'une affaire réglée et classée. La grâce est inamissible , Dieu ne la retire pas (sur ce point les réformés sont en désaccord aussi bien avec les luthériens qu’avec les jansénistes du 17ème siècle). En 1523, le Réformateur de Strasbourg, M. Bucer écrit :

« Le croyant n'a pas à se soucier de son salut individuel, car il sait que le Dieu éternel et paternel s'occupe de lui comme de son cher enfant ».

Au dix-neuvième siècle, le calviniste César Malan déclare :

« C'est offenser Dieu que de le prier pour un salut qu'il nous affirme avoir accompli ».

Un théologien réformé allemand de la même époque, à qui on demandait : « quand vous êtes-vous converti ? » aurait répondu : « A Golgotha » . J'ai été sauvé il y a deux mille ans à Golgotha. Mon salut remonte même plus haut, à un décret éternel de Dieu antérieur à la fondation du monde . Il appartient à l'histoire ancienne. Le salut est un problème d'autrefois, ce n'est plus mon problème aujourd'hui. Que le Christ soit mon sauveur est un fait acquis, irréversible. Il faut maintenant qu'il devienne le Seigneur de ma vie : cela seul doit maintenant me préoccuper. Le réformé est un militant de Dieu sans aucune inquiétude pour son propre sort .

Pour illustrer ce qui différencie le deuxième et le troisième modèle on pourrait dire que le type luthérien correspond à une théologie de l'exode et de la manne. Chaque matin, dans le désert du Sinaï, la manne tombe du ciel. Les hébreux s'en nourrissent, mais ils ne peuvent pas l'emmagasiner, faire des réserves ou des provisions ; stockée, elle s'altère, s'abîme, devient immangeable. Quand le jour se lève, la manne, le salut, vient à nouveau sur des gens toujours aussi démunis. On ne vit pas de ce que Dieu a donné hier, mais de ce qu'il donne aujourd'hui. « Nous sommes toujours des mendiants » déclare Luther avant de mourir (ce sont ses dernières paroles). Le type réformé correspond à une théologie de l’installation en Palestine. Dieu a sauvé le peuple, l'a libéré d'Égypte, l'a fait sortir du désert, c’est la justification. Il lui a donné une terre que peuple doit maintenant aménager, cultiver, exploiter – c’est la sanctification. Le peuple vit du don de Dieu, mais ce don le met devant une tâche à accomplir et des responsabilités à assumer. Le croyant n'est pas l'éternel mendiant de la grâce. La grâce change radicalement sa situation et le met au travail. Théologie du nomade, théologie du paysan, cette tension qui traverse une partie de l'Ancien Testament se retrouve à l'intérieur du protestantisme.

3. La position de Wesley

Ma dernière partie va s’intéresser à Wesley et tenter de le situer par rapport aux trois types que je viens de distinguer.

1. Premièrement, dans ses débuts Wesley, comme la plupart des anglicans de son époque , est proche du premier type. « Durant le temps de mes études, écrit-il, et longtemps après, j’étais dans une complète ignorance sur … la justification. Je la confondais avec la sanctification » . Cette confusion caractérise, Wesley le note explicitement, le Concile de Trente. « Autrefois, écrit-il en 1739, … j’étais dans le fond un papiste qui s’ignorait » . Diverses influences, réflexions et expériences amènent Wesley à rejeter ce modèle.

2. Deuxièmement, même si la préface de Luther à l’épître aux Romains joue un rôle important dans son itinéraire spirituel, il n’adopte cependant pas le modèle luthérien. Il trouve Luther excellent sur la justification et détestable sur la sanctification ; il juge erroné ou « confus » son commentaire des Galates et blasphématoires ses propos sur la loi et les bonnes œuvres . Wesley s’inscrit ici dans la ligne des anabaptistes du 16ème siècle qui reprochaient à Luther d’enseigner une demi vérité, de prêcher un demi évangile. Je cite un texte caractéristique d’Hubmaier , écrit en 1527 :

« Pendant ces derniers temps, le peuple n'a appris que deux choses, sans qu'il y ait aucune amélioration de sa vie. D'abord, on dit ; "nous croyons", "la foi nous sauve". Deuxièmement, "de nos propres forces, nous ne pouvons rien faire de bon". Ces deux affirmations sont vraies. Mais sous le couvert de ces demi vérités, la méchanceté, l'infidélité,"et l'injustice ont pris le dessus, pendant que ... l 'amour fraternel s'est refroidi" »

De même Wesley, visant les antinomistes, déclare « tout ce que nous craignons c’est que quelqu’un se serve [de la justification] comme d’un manteau pour couvrir son iniquité » . Il estime qu’ « on a grandement abusé » de la doctrine de la justification par la foi . Malgré l’attrait qu’exerce sur lui le mysticisme à coloration luthérienne de Zinzendorf, il lui reproche de favoriser une excessive passivité et de détourner du travail ou de la lutte pour la sanctification, comme d’ailleurs, du côté catholique le quiétisme de Mme Guyon et du côté réformé la doctrine calviniste de la prédestination .

En quoi Wesley se distingue-t-il du luthéranisme ? On pourrait, me semble-t-il, formuler ainsi la différence. Pour Luther, la justification est « l’évangile tout entier », comme l’écrit le théologien luthérien Mueller . Elle est la substance, le contenu, la totalité de la vie chrétienne. Selon Wesley, la justification en est le seuil, la porte d’entrée, le portique ou l’antichambre (une image qu’il répète à plusieurs reprises). Elle ne résume et ne concentre pas tout ; elle est le commencement, la base, le point de départ. L’évangile, ce n’est pas seulement la justification, c’est aussi la sanctification qui se développe à partir et sur le fondement de la justification.

3. Troisièmement, c’est de l’idéal-type réformé que Wesley est le plus proche . Il s’en distingue cependant nettement sur quatre points.

Le premier relève plus de la piété que de la théologie proprement dite. Il s’agit de l’attention accordée à la régénération, à la nouvelle naissance et à la conversion. Alors que les réformés mettent l’accent massivement, presque exclusivement sur l’acte de Dieu qui justifie, Wesley s’intéresse beaucoup à l’effet de cet acte, à sa réception dans la vie chrétienne. L’expérience vécue et racontée a pour lui beaucoup de poids et d’importance. Wesley me semble ici avoir des affinités avec le romantisme, qui apparaît au 18ème siècle, où le sentiment s’analyse et s’exprime abondamment, contrairement à la tendance réformée classique où l’intériorité reste intime, réservée et s’extériorise le moins possible. Nous ignorons pratiquement tout de la conversion de Calvin et de ses états d’âme ; les méthodistes au contraire en parlent abondamment ; ils en font et en répètent volontiers le récit ; ils considèrent qu’ainsi ils « rendent témoignage ». Rendre témoignage pour un réformé classique, c’est se taire sur sa propre personne et parler de Dieu quasi objectivement ; pour un méthodiste, c’est dire comment subjectivement, émotivement, il vit, il ressent ce que Dieu fait. Le réformé cultive le secret dont parle Mt 6/6, il ne parle pas de sa spiritualité et il craint que trop s’en occuper ne soit une forme de complaisance à soi. En contraste avec cette retenue peut-être excessive, la piété méthodiste apparaît souvent bavarde et impudique ; elle s’exhibe et s’étale volontiers. Pour elle, comme l’écrit Cottret , « le moi a cessé d’être haïssable ».

Deuxième différence, les réformés classiques considèrent que le salut est acquis, accompli ; je le disais tout à l’heure, il appartient au passé, à un passé irrévocable. Wesley au contraire déclare que « le salut est à la fois instantané et graduel » . Il est préparé par la grâce prévenante et la repentance. Il est donné dans la justification et la régénération ; il s’accomplit dans la sanctification qui est un cheminement, une progression. La notion de salut a, chez Wesley, un sens beaucoup plus étendu que chez les réformés stricts ; si la justification en est le moment décisif, il n’en est pas la tout. Le salut englobe ce qui la précède, et surtout ce qui la suit, à savoir la sanctification . D’où le soupçon des réformés que dans la perspective méthodiste, le salut puisse être compromis par une sanctification défectueuse, ce qui représenterait, à leurs yeux, un retour au type catholique de « l’utilisation méritoire de la grâce première ». 

En troisième lieu, réformés et méthodistes ne s’entendent pas sur le thème de la perfection chrétienne. Pour les réformés il y a perfection chrétienne en ce qui concerne la justification, mais pas en ce qui concerne la sanctification et ils craignent que Wesley en exigeant la perfection de la sanctification ne compromette celle de la justification. Cette crainte est encore plus forte chez les luthériens qui dénoncent « les perfectionnistes » parmi lesquels ils rangent les méthodistes . À vrai dire, sur ce thème de la perfection la pensée de Wesley est complexe, pas toujours très claire ; en tout cas, l’affirmation que le péché peut et doit disparaître de la vie chrétienne, autrement dit le rejet du simul justus simul peccator, exprime un véritable désaccord aussi bien avec les réformés qu’avec les luthériens .

Enfin, Wesley se sépare des réformés par son rejet catégorique de la double prédestination . Il tente d’éviter cette doctrine, qui est, pour Calvin, le corolaire logique et nécessaire de la gratuité du salut, par la thèse de la grâce prévenante donnée à tout homme. Le calvinisme connaît bien une grâce universelle, mais l’inscrit entièrement dans le cadre de la création (elle donne ce qui est nécessaire à la vie humaine) et ne lui reconnaît aucune dimension ni portée sotériologiques. Au contraire, selon Wesley, la grâce prévenante prépare au salut. Elle permet à l’homme de prendre conscience de son péché et d’en éprouver sinon un repentir du moins un remord. S’il saisit cette possibilité, alors il recevra la grâce justifiante. Wesley pense ainsi donner une place à la liberté humaine et à sa contribution active au salut sans, pour cela, introduire un quelconque mérite, car c’est un don de Dieu et non une capacité de la nature humaine qui nous permet ainsi « préparer les chemins du seigneur » dans notre vie. Il n’en demeure pas moins que saisir cette possibilité dépend de l’homme et que, pour les luthériens comme pour les calvinistes, on a affaire à synergisme qui tout masqué et atténué qu’il soit, n’en compromet pas moins la radicalité du sola gratia.

*   *   *

Pour résumer et conclure, Wesley rejette le modèle catholique de la justification. Il reproche au luthéranisme une grave insuffisance en ce qui concerne la sanctification. Dans le modèle réformé, dont il est proche, il n’accepte pas la thèse de la prédestination ; il propose une alternative qui ne paraît guère satisfaisante. Wesley sent le besoin d’un quatrième type d’articulation entre justification et sanctification qui s’ajouterait aux trois que j’ai distingués, mais il ne parvient pas à solidement le construire.

André Gounelle
in La sanctification. Actes de la journée d’étude 2012 de la SEMF. éd. Ampélos, 2013.

 

Notes :

J. Wesley, Sermons choisis, Publications méthodistes, s.d., p. 23. Cf. p. 46.

« La justification, écrit J.T. Mueller (La doctrine chrétienne, Éditions des missions luthériennes, 1956, p. 370) est un acte juridique et non médical ». Cf. W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, University Press of America, 1974, p. 36-37.

J. Wesley, Sermons choisis, p. 45, 58, 129.

J. Wesley, Exposition sur la perfection chrétienne, Librairie évangélique, 1886, p. 82. Sermons choisis, p. 24, 129-130.

J. Wesley, dans  Sermons choisis, p. 73, 129 dénonce ceux qui confondent la régénération (ou nouvelle naissance) avec la justification ou avec la sanctification.

M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 266-267. Cf. W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 121.

The Journal of the Reverend John Wesley, v. 2, Londres 1888, p. 489-490.

W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 85-87.

cité d’après M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 260.Cf. W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 60-64.

M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 270. Cf. B. Cottret, Histoire de la Réforme Protestante, p. 230.

Texte dans W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 148.Voir M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 270. B. Cottret, Histoire de la Réforme Protestante, p. 191 et  232.

cité d'après N. Blough, Christologie anabaptiste, p. 86.

cité d’après M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 264.

J. Wesley, Exposition sur la perfection chrétienne, p. 107.

Cf. Louis Rataboul, John Wesley, un anglican sans frontières, Presses Universitaires de Nancy, 1991, p. 116-117, 130-136.

La doctrine chrétienne, p. 426.

M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 244.

W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 81, 102.

B. Cottret, Histoire de la Réforme Protestante, p. 202.

Voir l’extrait de sermon de Wesley reproduit dans B. Tabraham, The Making of Methodism, p. 31 ; J. Wesley, Exposition sur la perfection chrétienne, p. 87. Cf. M. Lelièvre, La théologie de Wesley, p. 272. W.R. Cannon, The Thology of John Wesley, p. 119.

W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 119-120.

Il en va de même pour les luthériens : voir J.T. Mueller, La doctrine chrétienne, p.373-374, 452-453.

Cf. J.T. Mueller, La doctrine chrétienne, p. 453-454.

Voir J. Wesley, Exposition sur la perfection chrétienne, entre autres p. 28-31, 51-52, 106. J. Wesley, Sermons choisis, p. 26, 96-128.  Cf. B.  Cottret, Histoire de la Réforme Protestante, p. 249-250.

J. Wesley, Sermons choisis, p. 104-128, 135-144. Cf. B. Cottret, Histoire de la Réforme Protestante, p. 248.

Voir Louis Rataboul, John Wesley, un anglican sans frontières, p. 136-139, 153-154. W.R. Cannon, The Theology of John Wesley, p. 90-102.

Voir l’extrait de sermon de Wesley reproduit dans B. Tabraham, The Making of Methodism, p. 31 ; cf. p. 33-34. 

 

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot