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Ferencz David

 

Mesdames, messieurs, quand nous parlons des événements qui, au seizième siècle, ont donné naissance aux Églises Protestantes, nous disons souvent "la Réformation" ou "la Réforme", au singulier. Nous avons tort, car il existe non pas une seule Réforme, mais plusieurs, avec certes des éléments communs, mais aussi avec des différences considérables. On peut en mentionner cinq : la Réforme luthérienne qui a son centre en Allemagne, et qui se réclame de Luther et de Mélanchthon; la Réforme réformée qui a son centre en Suisse et dont les figures principales sont Zwingli et Calvin; la Réforme anglicane qui concerne l'Église d'Angleterre, la Réforme catholique impulsée par le Concile de Trente, et, enfin, la plus mal connue de toutes, la Réforme radicale. Par cette appellation parfois contestée, on désigne un ensemble de mouvements, qui, le plus souvent, n'ont pas eu de liens entre eux. Ils se caractérisent par trois tendances. Premièrement, l'anabaptisme, le refus du baptême des bébés. Deuxièmement, l'enthousiasme ou illuminisme, pour qui Dieu, ou le Saint Esprit, parle directement à l'âme des inspirés, et se révèle ainsi plus et mieux qu'à travers la Bible. Et, en troisième lieu, l'unitarisme ou antitrinitarisme qui refuse les dogmes de la trinité et des deux natures, divine et humaine, en Christ. Ces divers mouvements ont été abominablement persécutés, aussi bien par les luthériens et les réformés que par les catholiques. Ils ont mené une vie secrète, clandestine et souterraine, d'où la grande difficulté de les étudier. Ce n'est que depuis une trentaine d'année que des historiens les ont sortis de l'ombre et ont montré à la fois leur importance et leur intérêt.

Ce soit, je vais vous présenter un personnage qui appartient à cette nébuleuse de la Réforme Radicale, Ferenz David. Je suppose que la plupart d'entre vous n'en ont jamais entendu parler. Dans son Histoire du Protestantisme, Émile Léonard lui consacre deux lignes. Plus généreuse l'Encyclopédie du Protestantisme m'a demandé un article de cinq lignes. On mentionne parfois son nom, en général très rapidement, dans des ouvrages ou articles savants Pourquoi Ferenz David est-il ainsi ignoré? Je pense qu'on peut en donner trois raisons. D'abord, il a vécu et agi en Transsylvanie, dans une région éloignée, reculée, un petit pays coincé entre les territoires chrétiens et les possessions turques, qui se situe à l'écart des grands centres intellectuels et politiques de l'Europe du seizième siècle. Ensuite, bien qu'écrivant parfois en latin, un latin d'ailleurs assez mauvais, David a surtout publié en hongrois; une grande partie des documents le concernant sont rédigés en vieil hongrois, en hongrois du seizième siècle, ce qui n'en facilite pas l'accès. Enfin, parce qu'on les jugeait hérétiques et dangereux, les ouvrages de David ont été systématiquement détruits. Seuls en possèdent des exemplaires quelques bibliothèques de Transsylvanie. Deux ou trois textes latins ont, cependant, été publiés, il y a une quinzaine d'années aux Pays-Bas, mais cette publication, depuis abandonnée, qui ne s'adressait qu'à des érudits est restée confidentielle.

Je ne vous cache pas que j'ai eu beaucoup de peine à me documenter. Mon information est partielle, lacunaire; elle comporte des obscurités et des inconnues. Je pense, néanmoins, que les indications que j'ai pu réunir permettent de donner une image assez exacte de David, même si elle demeure approximative. Avant de retracer les grandes étapes de la vie et de la pensée de Ferencz David, il me faut le situer dans son cadre géographique, la Transsylvanie, et historique, les événements du seizième siècle aux confins de l'Europe.

1. La Transsylvanie au seizième siècle

1. La Transsylvanie

La Transsylvanie se situe à l'Ouest de la Roumanie, à proximité de la Hongrie. Des montagnes entourent de tous côtés cette région au relief modéré : au Nord et à l'Est, les Carpates aux sommets élevés; au Sud les Alpes de Transsylvanie qui la séparent des autres régions de Roumanie; à l'Ouest une ligne de hautes collines qui marquent la fin de la grande plaine hongroise.

Jusqu'en 1919, la Transsylvanie a appartenu à la Hongrie. Le traité de Versailles qui, à la fin de la première guerre mondiale, démembre l'Empire austro-hongrois, l'a attribuée à la Roumanie, ce que les hongrois n'ont jamais vraiment accepté; la blessure de cette province perdue reste encore aujourd'hui ouverte. De leur côté les Roumains considèrent que cette province fait partie intégrante de leur territoire national, et n'aiment guère qu'on en rappelle le passé hongrois.

La population de Transsylvanie se répartit en trois groupes.

- D'abord, les hongrois ou hungarophones, né de la fusion entre Szekeli et Magyars. Les szekeli descendent des Huns, et je vous rappelle que les hongrois ont fait d'Attila un héros national. Ces huns s'installent en Transsylvanie vers les cinquième et sixième siècles. Les Magyars arrivent un peu plus tard aux huitième et neuvième siècles. Les hongrois ont dominé socialement et politiquement la Transsylvanie jusqu'en 1919. Du point de vue religieux, ils se partagent entre catholicisme et protestantisme réformé.

- Nous avons, en second lieu, des allemands ou germanophones. A partir du treizième siècle, les rois de Hongrie font venir des colons saxons pour peupler et développer économiquement la Transsylvanie. Il les associent à la vie politique de la Province. Après la seconde guerre mondiale, les germanophones deviennent très minoritaires, une grande partie d'entre eux ayant suivi, de gré ou de force, je n'en sais rien, les armées nazies dans leur défaite. Ces allemands appartiennent pour la plupart au luthéranisme.

- Le troisième groupe est d'origine et de langue roumaines, et aujourd'hui, il est le plus important en nombre. Au seizième siècle, il forme une population de seconde zone. On discute de la date de l'installation des roumains en Transsylvanie. Certains historiens estiment qu'ils y sont venus seulement au treizième siècle, comme serfs et journaliers au service des hongrois et des allemands. Pour d'autres, ils constituent la couche la plus ancienne de la population, et descendent des Daces qui habitaient le pays avant même la conquête romaine. Ils auraient donc subi l'invasion et la domination des hongrois. Ce débat a des arrières pensées politiques et nationalistes que vous devinez sans peine. Dans leur immense majorité, les roumains appartiennent à l'Église orthodoxe.

Ces trois groupes cohabitent depuis des siècles, non sans tensions. S'il n'y a pas en d'affrontements violents entre eux, il n'y a pas non plus beaucoup d'échanges ni de mélanges. Les villages hongrois, roumains et allemands se juxtaposent, ayant chacun leur coutumes, et même à une certaine époque leur législation particulière. La capitale de la Transsylvanie, une ville de 300.000 habitants porte trois noms : les roumains l'appellent Cluj (et même Cluj-Napoca, Napoca pour en rappeler l'origine romaine), les hongrois Kolosvar, et les allemands Klausenbourg. Beaucoup de localités ont ainsi trois noms, ce qui complique les repérages aussi bien pour les voyageurs que pour les historiens.

2. Les événements

Après avoir ainsi décrit le pays de Ferenz David, il me faut maintenant retracer les événements qui marquent de l'histoire de cette région au seizième siècle, une histoire bien troublée, comme nous allons le voir.

En 1526, la Hongrie connaît un immense désastre. Le 29 août, à Mohacs, à deux cents kilomètres au Sud de Budapest, Louis II, roi de Bohème et de Hongrie, à la tête de la noblesse de son Royaume, affronte l'armée du sultan turc, Soliman le Magnifique. La bataille dure une heure et demi. Les turcs supérieurs en nombre, en armement, et en organisation écrasent et massacrent les hongrois. Louis II est tué, après un cri que devait reprendre et immortaliser Shakespeare : "Mon royaume pour un cheval". Après leur victoire, les turcs vont jusqu'à Buda sans rencontrer de résistance. Ils pillent la ville, puis retournent à Constantinople, laissant derrière eux un pays dévasté. La plupart des cadres de la nation ont disparu, il ne reste plus grand chose des structures politiques et administratives. Il faut donc repartir à zéro, reconstruire entièrement l'État hongrois. Parmi les survivants, deux partis se forment, qui proposent chacun une politique et un candidat pour le trône.

Le premier de ces partis préconise de s'entendre avec le Sultan, de s'allier avec les Turcs pour acquérir une certaine indépendance par rapport aux princes allemands, et par rapport à l'empereur Charles Quint. Le comte Jean Zapolya, gouverneur de Transsylvanie dirige ce parti. Il réunit les nobles qui partagent sa manière de voir, se fait élire, et couronner roi dans les semaines qui suivent le désastre de Mohacs.

Le second parti, au contraire, estime que les turcs représentent le danger principal. Pour s'en défendre et les combattre, il faut s'appuyer sur les allemands, s'allier à l'Empire germanique, voire s'y intégrer. En 1527, une diète réunie par ce parti déclare illégale l'élection de Jean Zapolya, et proclame roi de Hongrie l'archiduc Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles-Quint, qui suivait pour lui les affaires d'Allemagne. Ferdinand est couronné avec la même couronne et par le même archevêque que Jean une année auparavant.

Deux rois pour un seul pays, cela fait évidemment trop. Malgré un essai de conciliation du roi de Pologne dont Jean avait épousé la soeur, la guerre éclate, les allemands fournissant des troupes à Ferdinand, les turcs soutenant Jean. Pendant dix ans, de multiples combats dévastent la Hongrie. Aucun des deux adversaires n'arrivant à éliminer l'autre, ils décident finalement de signer une paix de compromis en 1538. Chacun d'eux garde le titre de roi de Hongrie. Ils se reconnaissant mutuellement une zone d'influence ou d'autorité. L'on convient qu'à la mort de Jean, la couronne reviendrait aux Habsbourgs, et que Ferdinand ou son successeur deviendrait le seul roi de Hongrie. En échange, l'héritier de Jean Zapolya serait prince souverain de Transsylvanie.

En 1540, deux ans après cet accord, Jean meurt. Il laisse une veuve, la reine Isabelle, soeur du roi de Pologne, et un fils Jean Sigismond, âgé de quatre mois, qui sera plus tard le principal soutien de Ferencz David. A la mort de son mari, la reine Isabelle, conformément au traité de 1538, et avec le soutien des turcs prend possession de la Transsylvanie au nom de son fils, et se fait proclamer régente. La Transsylvanie devient alors une principauté indépendante, et le reste jusqu'en 1711, date à laquelle les Habsbourgs, après une guerre de vingt ans, la réintègrent dans le royaume hongrois. Isabelle n'applique, cependant, pas complètement l'accord de 1538. Elle fait proclamer son fils roi de Hongrie; elle ne renonce ni au titre ni au royaume. De son côté, Ferdinand intrigue pour éliminer la famille rivale, et s'emparer de la Transsylvanie. Il soudoie les ministres de la reine, et profitant d'un recul de turcs l'oblige à se réfugier en Pologne. Quand les turcs reprennent le dessus, ils imposent son retour, et elle rentre à Cluj en 1556. Elle meurt en 1559, et Jean-Sigismond monte sur le trône. La reine Isabelle, d'origine étrangère, n'avait jamais été très populaire en Transsylvanie. On lui reprochait de s'entourer de polonais plus que de hongrois, et de trop dépendre des Turcs. Par contre, les transsylvaniens apprécient beaucoup Jean-Sigismond. Réfléchi, ouvert et intelligent, il manque peut-être de force de caractère. Il s'intéresse beaucoup aux questions religieuses, plus, semble-t-il, qu'aux problèmes politiques.

Du point de vue religieux, durant ces années agitées, la Réforme se répand rapidement, et s'installe solidement en Hongrie, surtout dans les régions dominées par les Turcs. Pour les protestants, il valait mieux avoir affaire au Sultan tolérant ou indifférent qu'aux Habsbourg persécuteurs. Encore aujourd'hui, le tiers des Hongrois se rattachent au protestantisme, et la ville de Débrecen est l'un des grands centres calvinistes d'Europe. La Réforme a gagné la Transsylvanie. Jean Zapolya était catholique, la reine Isabelle également, mais elle se détache de 'l'Église romaine. Elle en voulait au Pape d'avoir pris parti pour Ferdinand contre elle, et la trahison d'un des se proches, qui avait été ensuite nommé cardinal, l'avait ulcérée. Jean Sigismond est protestant, sans qu'on sache comment il l'est devenu. Quand il monte sur le trône, il appelle auprès de lui un médecin italien dont nous reparlerons, Biandrata ou Blandrata qui à la fois le soigne et le conseille. Un jour, dans un temple de Cluj, Biandrata entend un prédicateur qui le frappe par son éloquence, sa sincérité et son savoir. Il prend contact et nous des relations d'amitié avec lui; il en parle au roi, et le fait nommer aumônier de la cour. Ce prédicateur, c'est Ferencz David.

2. Le parcours de Ferenz David

Après avoir brossé le décor historique, j'en arrive maintenant au personnage principal. Dans la vie de Ferencz David, je vais m'arrêter sur quatre moments essentiels : d'abord sur les débats concernant la Cène, ensuite sur les controverses au sujet de la Trinité; puis sur l'affirmation de la tolérance; et enfin sur son procès et sa mort.

1. Du luthéranisme au calvinisme

Ferencz David est né à Cluj entre 1510 et 1520. Il appartient au groupe hongrois, et sort d'un milieu modeste d'artisans cordonniers. Il fait des études, d'abord, au collège catholique de Cluj, ensuite à l'Université Luthérienne de Wittenberg. On ignore quand et comment il passe du côté de la Réforme. En 1555, il dirige une école luthérienne à Cluj, tout en exerçant des fonctions pastorales. Les Églises luthériennes de Transsylvanie, qui éprouvent le besoin de s'organiser, se divisent alors en deux sections linguistiques, l'une hongroise, l'autre saxonne, et elles élisent David surintendant (nous dirions aujourd'hui évêque ou président) de la section saxonne. Ses qualités de pasteur, de prédicateur et sa formation universitaire l'avaient fait désigner pour ce poste. Dès cette époque et durant toute sa vie, Ferencz David affirme très fermement et applique rigoureusement le principe protestant de l'autorité de la Bible en matière de foi. Seule la Bible donne une droite connaissance de Dieu et du Christ. Pour la bien comprendre, on doit demander l'aide du Saint Esprit et se servir de son intelligence; par contre, il faut écarter la tradition et les spéculations théologiques. Je le cite :

"Pour notre salut, nous n'avons besoin de rien d'autre que des écrits des prophètes, des évangélistes et des apôtres. L'Écriture est une nourriture douce et forte pour le coeur des croyants; tout ce qu'on y ajoute la transforme en poison".

Vers 1550, arrivent en Hongrie les premiers calvinistes. Ils parviennent en Transsylvanie en 1558. Ils s'en prennent à la conception luthérienne de la Cène, qu'on appelle la consubstantiation. Selon cette théorie, assez proche des positions catholiques, le pain et le vin de la Cène à la fois deviennent matériellement corps et sang du Christ, et restent matériellement pain et vin. Au contraire, pour les réformés, le Christ est présent dans la Cène par son Esprit et non matériellement. Les critiques calvinistes troublent et ébranlent les luthériens de Transsylvanie, et ils organisent une série de disputations sur ce problème. Par disputation, il faut entendre un colloque soigneusement préparé, où chaque partie rédige d'avance des thèses, et désigne des représentants pour les défendre. Des juges, nommés par le souverain, arbitrent et tranchent le débat. Ces disputations, assez fréquentes, durent souvent plusieurs jours, et au seizième siècle elles passionnent les foules, autant qu'aujourd'hui les compétitions des jeux olympiques d'hiver. Entre 1558 et 1563 s'échelonnent plusieurs disputations sur la Cène, où David, représentant des luthériens s'oppose à Peter Melius, un pasteur calviniste de Debrecen qui entretenait une correspondance suivie avec Théodore de Bèze. Petit à petit, les arguments de Melius convainquent Ferencz David. Il constate que le Nouveau Testament n'enseigne pas la consubstantiation, que cette théorie résulte d'une spéculation théologique, ingénieuse certes, mais nullement fondée sur les Écritures. David en tire les conséquences, et, en 1564, il passe au calvinisme. Il entraîne avec lui les luthériens hongrois dont il était le leader. Il devient ainsi le fondateur et le premier surintendant de l'Église Réformée de Transsylvanie. C'est à cette époque qu'on le nomme prédicateur de la Cour. Il exerce vite une très grande influence sur le roi Jean Sigismond qui admire sa piété et sa connaissance de la Bible.

2. Du calvinisme à l'unitarisme

La question de la trinité domine le second moment important que j'ai retenu dans la vie de David. J'ai indiqué que l'introduit à la cours Biandrata, un personnage énigmatique, et difficile à cerner. Cet italien avait fait des études de médecine à Montpellier; on le considérait comme l'un des meilleurs spécialistes des maladies de la femme en Europe. Au cours d'un séjour à Genève, Biandrata, à propos de la Trinité, se heurte à Calvin qui se montre très dur envers lui, et l'injurie copieusement (chaque fois qu'il parle de Biandrata, Calvin le qualifie de monstre et d'homme pervers). Trouvant trop dangereux de rester à Genève, Biandrata va en Pologne. Il correspond avec la plupart des antitrinitaires de l'époque. Il me semble - et je souligne bien ce "il me semble", il s'agit d'une hypothèse et non d'une certitude - que Biandrata nourrissait le dessein de créer en Europe un troisième pôle protestant. A côté de l'Allemagne luthérienne et de la Suisse calviniste, il espérait faire surgir en Pologne et en Transsylvanie une grande Église non-trinitaire (je dis non-trinitaire plutôt qu'antitrinitaire, car Biandrata préconisait de passer la Trinité sous silence plutôt que de l'attaquer et de la rejeter expressément). Dans ce dessein, Il favorise l'arrivée des sociniens en Pologne, et cherche des appuis politiques. Il entre au service du roi Jean Sigismond probablement parce que ce dernier avait de fortes chances de devenir roi de Pologne à la mort de son oncle et de régner à la fois sur la Pologne et la Transsylvanie.

Biandrata explique, bien sûr, à son nouvel ami, Ferencz David ses doutes sur la doctrine de la Trinité, et il lui demande d'y réfléchir. Le pasteur transsylvanien se met au travail, étudie de près le dogme trinitaire, scrute les textes bibliques. Rapidement, s'impose à lui la conviction que, comme la transsubstantiation, la trinité n'a rien de biblique. Les Conciles ont forgé à travers des débats obscurs cette spéculation abstraite, métaphysique, et compliquée. La Bible parle d'un Dieu un, jamais d'un Dieu triple ou tri-une, comme disent les théologiens. Le Nouveau Testament proclame que Jésus est le Fils et l'envoyé de Dieu; il ne mentionne jamais cet être hybride, doté à la fois d'une nature divine et d'une nature humaine que présente la tradition théologique qualifiée d'orthodoxe.

A cette époque, on court de très grands risques quand on expose et soutient des opinions de ce genre. Elles ont conduit Servet au bûcher en 1553. En 1566, deux ans avant la réflexion de David, elles motivent la décapitation de Bernard Gentile à Berne. Malgré les conseils de Biandrata qui l'invite à la prudence, David se met à prêcher et à enseigner ce qu'il croit juste. Les convictions de sa conscience passent, pour lui, avant tout autre considération. Ses opinions font scandale et provoquent un tollé général. On l'accuse de se rallier au judaïsme ou à l'Islam. David réplique :

"Dieu m'est témoin que ce que j'ai appris et enseigné ne vient ni du Coran, ni du Talmud ni de Servet, mais de la Parole du Dieu vivant. mon enseignement se fonde uniquement sur ce que contient la Bible".

De toutes parts, on l'injurie, on le menace, on l'attaque. Les calvinistes font pression sur le roi Jean Sigismond, qui appartient à l'Église Réformée, pour qu'il fasse arrêter et exécuter David. Le roi s'y refuse. En mars 1568, à Alba Julia, ville où réside le roi, une disputation sur la Trinité oppose David à Peter Melius qui, naguère, l'avait amené au calvinisme. David y déclare :

On me traite d'hérétique parce que je ne peux pas croire dans l'essence, la personne, les natures et l'incarnation, comme ils voudraient que je le crois. Si tout cela est nécessaire au salut, alors aucun paysan chrétien sans instruction ne sera sauvé, car, quand bien même, il y passerait toute sa vie, jamais il n'arrivera à comprendre tout cela. Nous avons à suivre non pas ce qu'Athanase a écrit, mais ce que Jésus Christ a dit.

Au retour de cette disputation, à son arrivée à Cluj, une immense foule l'attend. Au coin d'une rue, il monte sur une grosse pierre, et prêche avec une telle force de conviction que ses auditeurs le portent en triomphe dans la plus grande Église de la ville pour que tous puissent l'entendre. La population de Cluj se rallie massivement à la foi unitarienne ("unitarien" signifie partisan de l'unité de Dieu, et s'oppose à "trinitarien", partisan de la Trinité). Le roi Jean Sigismond, ainsi que la majorité de l'élite intellectuelle et de la noblesse hongroise se déclarent unitariens.

3. La tolérance

J'en arrive au troisième moment que j'ai retenu, celui où David me paraît le plus grand, où il m'impressionne le plus, où il force l'admiration, et où il se montre en avance sur son temps. En 1568, David a gagné la partie. Il a une immense influence en Transsylvanie. Le roi le suit et le soutient, ainsi qu'une grande partie de la noblesse et du peuple. Personne n'a les moyens de lui résister. Pratiquement, il peut faire ce qu'il veut, imposer dans tout le pays ses convictions, faire chasser, emprisonner ou exécuter les adversaires qui ont essayé de l'éliminer. Il agit tout autrement. Il adresse au roi la lettre suivante :

"Je veux faire connaître à votre Majesté mon humble sentiment. Je vous supplie de ne pas blâmer ni sanctionner mes accusateurs. Ils doivent être laissés libres d'écrire, d'enseigner, de s'en prendre à moi. Ils doivent avoir la possibilité de nous attaquer comme ils le désirent. Ce sera Dieu qui défendra lui-même sa propre cause."

En 1568, à Torda (trente kilomètres au sud de Cluj), la Diète de Transsylvanie se réunit en présence du roi. Ferencz David y fait, avec flamme, une intervention qui enthousiasme la Diète et la décide d'approuver l'édit suivant. Écoutez bien ce texte, il en vaut la peine :

"Nous décrétons que tout prédicateur est libre de prêcher et d'expliquer l'évangile selon la manière dont il le comprend. Si les paroissiens sont d'accord, c'est bon. S'ils ne le sont pas, on ne doit contraindre personne, et qu'ils prennent un prédicateur dont ils approuvent la doctrine. Aucun prédicateur ne doit être inquiété et sanctionné par les autorités civiles ou ecclésiastiques à cause de son enseignement. Personne ne doit être privé de travail ni emprisonné, ni puni de quelques manière que ce soit à cause de ses opinions religieuses. Car la foi est un don de Dieu, et elle vient de l'écoute de la Parole de Dieu"

Mesdames, messieurs, les unitariens de Roumanie et de Hongrie ont l'habitude de dire que ce décret est le premier véritable édit de tolérance religieuse de l'histoire européenne. On peut en discuter, car il y a eu auparavant, en Transsylvanie et ailleurs, des textes officiels qui autorisent provisoirement l'existence de deux ou trois confessions dans tel ou tel pays. Toutefois, ces textes, en général, sanctionnent un équilibre de forces; ils résultent de compromis que les circonstances imposent; ils concèdent une relative liberté de culte parce qu'on ne peut pas faire autrement. En Transsylvanie, rien de tel. Sous l'influence d'un pasteur, ceux qui détiennent le pouvoir promulguent cet édit, alors que rien ne les y oblige, alors qu'ils n'ont aucune opposition à ménager. Ils le font parce qu'ils ont la conviction que la foi est un don de Dieu, qu'elle est affaire de persuasion interne, et que nul n'a le droit de violenter les consciences qui relèvent seulement de Dieu.

Et nous sommes en 1568, quatre ans avant la Saint Barthélémy. En Espagne, la persécution se déchaîne, en France les guerres de religion font rage; en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, les exécutions pour motif de religion se multiplient. Partout en Europe, on emprisonne, on torture, on tue des gens à cause de leur foi. Partout on massacre et on extermine au nom de l'évangile. Partout, sauf en Transsylvanie : là on ne peut inquiéter personne à cause de ses opinions religieuses; là on respecte la liberté de conscience et de culte. Là on a compris qu'on ne servait pas Dieu en excommuniant et en tuant ses adversaires. La majorité des européens d'alors considèrent la Transsylvanie comme une contrée barbare, inculte, mal civilisée; ceux qui à la même époque défendent la divinité du Christ et la bonne doctrine par le fer, le feu et le sang jugent, quand ils en ont entendu parler, que ce roi Jean Sigismond et ce pasteur Ferencz David sont de bien mauvais chrétiens, qui blasphèment Dieu, qui souillent l'évangile et que la damnation attend. Étrange aveuglement de consciences par ailleurs sincères. Torda 1568, personne n'en a entendu parler; n'est-ce pas pourtant une des grands épisodes de l'histoire religieuse de l'Europe?

4. Les dernières années.

J'en arrive aux dernières années, marquées par la souffrance et la persécution. Le 13 mai 1571, à trente et un ans, le roi Jean Sigismond meurt accidentellement, des suites d'une chute de cheval. Il n'avait pas d'enfants. Les grandes puissances, Allemagne et la Turquie écartent d'un commun accord le successeur qu'il avait désigné, et installent comme prince de Transsylvanie un des rares nobles du groupe hongrois resté catholique, Étienne Bathory. En 1576, Étienne est élu roi de Pologne, et il confie la Transsylvanie, dont il reste nominalement le souverain, à son frère Christophe.

Homme intelligent, modéré et ouvert, Bathory se refuse à toute persécution. Quand son confesseur jésuite lui demande d'interdire le protestantisme et d'imposer le catholicisme en Transsylvanie, il lui répond : "Je gouverne le peuple, je ne gouverne pas les consciences". Même si elle comporte une part de prudence politique (de mesures autoritaires auraient entraîné des révoltes), cette attitude mérite qu'on la souligne : quel prince catholique d'Europe tient alors des propos de ce genre et applique un tel principe? La Transsylvanie reste donc une terre de liberté. Il n'en demeure pas moins que les Bathory sont très hostiles à l'unitarisme à la fois pour des raisons religieuses (le refus de la trinité leur parait abominable), et pour des raisons politiques. Les nobles unitariens ont en général, pris parti contre Bathory, pour le successeur désigné par Jean-Sigismond; plusieurs sont exilés, emprisonnés ou exécutés à cause de leur opposition au nouveau souverain, ce qui prive David de précieux appuis. Il perd évidemment sa charge de prédicateur à la cour. Les Bathory prennent une série de mesures qui, sans contredire l'édit de tolérance, briment les unitariens. On leur interdit de publier des libres, de tenir des disputations publiques. On réglemente leurs synodes. On donne un droit de regard aux calvinistes sur l'administration de leurs paroisses. De plus, on défend d'introduire et d'enseigner dans la principauté des opinions nouvelles. On considère que l'édit de Torda ne s'applique qu'à celles professées et approuvées avant 1568. Cette disposition touche particulièrement les unitariens. En effet, à la différence des autres confessions chrétiennes, ils n'ont pas eu le temps de consigner leurs doctrines dans des confessions de foi et des catéchismes officiels. Ils sont donc sans défense contre l'accusation d'enseigner des nouveautés.

Or, dans les années 1576-1578, se développe parmi les unitariens aussi bien en Pologne qu'en Transsylvanie, un débat qui porte sur la question suivante : faut-il ou non prier et adorer Jésus? La discussion s'engage entre Ferencz David et Fausto Socin, venu passer quelques moins à Cluj sur la demande de Biandrata. David pense qu'on ne doit ni prier ni adorer Jésus, mais prier et adorer Dieu au nom de Jésus. La véritable prière et la véritable adoration s'adressent au Père de Jésus, au créateur des cieux et de la terre, et à personne d'autre. Socin, le plus connu des théologiens antitrinitaires, estime que même si Jésus n'est pas un être divin par sa nature, il est cependant divin par sa mission; il est le Fils, l'envoyé et le messager de Dieu (ce que proclame aussi David) et, par conséquent, on peut le prier et l'adorer (ce que refuse David). Biandrata, toujours bien introduit en cours, prend parti contre David, et au nom du décret sur les opinions nouvelles, lui demande de se taire. David n'accepte pas, et Biandrata le dénonce auprès du prince. On a peine à comprendre et à expliquer la conduite de Biandrata. Il craint probablement que David, trop remuant, ne compromette la cause des unitariens, et le trouve trop peu politique. Il en avait voulu à David de ne pas se servir de son influence sur le roi pour imposer l'unitarisme en Transsylvanie. David conteste vivement et par principe le pouvoir politique, alors que Biandrata voulait le mettre au service de sa cause. L'italien veut éviter que des divergences religieuses que David met trop en évidence conduisent le nouveau pouvoir à interdire l'unitarisme. A la suite de cette dénonciation, on arrête immédiatement David, on dresse un acte d'accusation, et on met en route un procès contre lui. Les nombreux partisans de David veulent prendre les armes et se révolter. David les en dissuade; ce n'est pas de cette manière, dit-il, qu'on défend la vérité.

En avril 1579, le procès s'ouvre. David est déjà âgé, et la prison avait dégradé sa santé assez fragile. Il a de la peine à parler. Il se défend pourtant bien. Il fait valoir que ses thèses sur la prière et l'adoration à Jésus découlent directement de ce qu'il a enseigné dès 1566, que de telles opinions ont été déjà soutenues et qu'elles n'ont rien de nouveau. On lui répond, ce qui était exact, qu'aucun synode ne les a officiellement approuvées, et que donc l'édit de Torda ne les couvre pas. On l'accuse de ne pas aimer le Christ ce qui le révolte : "Toute ma vie, s'écrie-t-il, je n'ai jamais voulu être autre chose qu'un disciple de Jésus-Christ crucifié". Ses accusateurs, des calvinistes demandent sa mort. Le prince catholique ne les suit pas, et le condamne à l'emprisonnement à perpétuité. On met immédiatement David au secret. On le conduit à Déva, à une centaine de kilomètres de Cluj, et on l'enferme dans le donjon d'un château bâti sur un piton. Personne n'a le droit de le visiter, et on ne sait rien sur ces dernier moins. Il meurt le 7 ou le 15 novembre 1579; on ignore la date exacte, et on ne sait pas où on l'a enterré.

Ferencz David a des carences et des défauts. Il manque de prudence aussi bien théologique que politique. Il n'est pas bon organisateur, et ne se soucie pas assez de structurer les Églises dont il avait la charge. Sa vie familiale a été un échec; sa femme, beaucoup plus jeune que lui, l'a quitté, sur des griefs dont on ne peut évidemment pas vérifier aujourd'hui l'exactitude. Il a des côtés étranges : par exemple, il calcule et prédit avec beaucoup d'assurance la date de la fin du monde. Les quelques écrits que j'ai pu lire de lui ont présentent bien des faiblesses et des médiocrités, et ne soutiennent pas intellectuellement la comparaison avec ceux d'un Luther, d'un Zwingli, d'un Calvin ou d'un Castellion. Des ombres existent. Elles n'empêchent pas de voir en Ferencz David une des personnalités les plus remarquables du seizième siècle par son honnêteté spirituelle et intellectuelle, par sa volonté de réflexion personnelle et surtout par son refus d'imposer par la force ses convictions.

Conclusion

Mesdames, messieurs, à plusieurs reprises, j'ai eu la chance de participer à des rencontres organisées par l'Église Unitarienne de Transsylvanie et celle de Hongrie (composée de réfugiés transsylvaniens). J'ai noué des liens d'amitiés avec les évêques successifs, Lajos Kovacs, Janos Erdö aujourd'hui décédés, et actuellement Arpad Szabö. A Cluj, j'ai vu la maison où David est né, la pierre d'où un jour il a prêché l'unité de Dieu à la foule. J'ai visité l'Église de Torda où a siégé la diète de 1568. Je suis monté jusqu'aux ruines du château de Déva où existe encore la cellule où mourut David.

Ce qui m'a le plus impressionné, ce sont les Églises unitariennes nées de la prédication de David. J'ai participé à des cultes et à des synodes (sans y comprendre quoi que ce soit puisqu'on y parlait en hongrois), et j'ai visité des paroisses dans des campagnes perdues. Les unitariens sont peu nombreux, ils doivent avoir environ deux cents paroisses en Roumanie et en Hongrie. Si Ferencz David avait voulu utiliser le pouvoir dont il a disposé plusieurs années, peut-être formeraient-ils une Église puissante. Ils enseignent que Dieu est un, que Jésus, homme exemplaire, est son serviteur, que par lui Dieu nous éclaire et nous sauve. Ils professent que la conscience humaine relève uniquement de Dieu, et qu'aucune autorité civile ou ecclésiastique n'a le droit de la forcer. L'amour et l'étude de la Bible, la volonté de penser personnellement leur foi, le respect scrupuleux de la conscience d'autrui, voilà l'héritage qu'ils estiment avoir reçu de Ferencz David, héritage plus précieux que le nombre, et tant bien que mal, dans des circonstances difficiles, ils se sont efforcés de le maintenir pendant des siècles jusqu'à aujourd'hui.

André Gounelle
Bulletin de l'Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, tome 30

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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