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Interroger l’égalité

 

La dictature de l’inégalité

On n’échappe pas à l’inégalité. La nature fait des grands et des petits, des intelligents et des sots, des forts et des faibles, des beaux et des laids, des bien portants et des malades. Elle ne partage pas équitablement l'adresse, l'ingéniosité ou la sensibilité. Elle distingue des sexes et elle donne des couleurs différentes aux cheveux, aux yeux et aux peaux. Elle est foncièrement inégalitaire.

Les sociétés humaines sont structurées hiérarchiquement. Tous n’y ont pas une importance identique. Certains disposent de plus de pouvoir, d’argent ou de prestige et vivent mieux que d’autres. La famille où on naît, les circonstances et occasions qui nous permettent d’acquérir des compétences, la fortune dont on dispose et quantité d'autres facteurs, où le hasard et la chance ont parfois plus de part que le travail et les aptitudes, entraînent des disparités considérables.

La Déclaration des droits de l’homme de 1789, loin de condamner les distinctions sociales reconnaît leur légitimité quand elles répondent à « l’utilité publique » (art. 1) et ratifient la « capacité », les « vertus » et les « talents » (art.6). Plutôt que d’instaurer l’égalité, la Déclaration justifie l’inégalité à condition qu’elle ait ses sources ailleurs que dans des privilèges héréditaires. Elle n’interdit pas la suprématie de quelques-uns, mais la veut fondée sur leurs qualités personnelles et leur apport à la société et non sur leur naissance ou sur un choix divin.

L’inégalité exerce une dictature en ce sens qu’elle s’impose à nous et nous contraint. Ce constat a alimenté des plaidoyers pour de mauvaises causes : il a servi d’argument aux adversaires royalistes de la démocratie, aux partisans de la domination coloniale des occidentaux, aux nazis qui voulaient exterminer des races prétendument « inférieures » (juifs et slaves). D’autres, au contraire, ont cherché à corriger ou à atténuer les déséquilibres, par exemple en instituant l'impôt progressif sur le revenu qui tente une légère redistribution des biens, ou encore en freinant par la sécurité sociale une « médecine à deux vitesses » trop défavorable à ceux qui n’ont pas les moyens de payer.

 

Le terrorisme égalitaire

Les êtres humains, écrit Tocqueville, « ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible », bien supérieure à celle pour la liberté. Ils acceptent mal la dictature de l’inégalité. Ils sont, du coup, attirés par un égalitarisme outrancier qui assimile égalité avec uniformité et demande qu’on ignore, voire qu’on élimine, ce qui nous distingue les uns des autres. Être égaux reviendrait à être semblables en tout. Ainsi quand un maire a tenté d’évaluer le nombre d’élèves musulmans dans les écoles de sa ville à partir de leurs prénoms, on l’a accusé de contrevenir aux principes de la République. Je n’entends nullement le défendre et comprends qu’on s’inquiète d’une démarche qui peut aboutir à des discriminations. Il n’en demeure pas moins qu’il y a entre les citoyens d’une même ville des différences d’origine, de culture et de religion. Les ignorer ne les annule pas et s’en enquérir donne les moyens d’une action efficace au service de tous.

La Terreur illustre sinistrement les dérives qui menacent l’égalitarisme. En 1793, les révolutionnaires (qui appelaient la guillotine « la faux de l’égalité ») chantaient :

Il faut raccourcir les géants
Et rendre les petits plus grands
Tous à la même hauteur
Voilà le vrai bonheur

Cette chanson fait penser à Procuste, ce brigand de la Grèce antique, qui étirait ou raccourcissait ses victimes pour ajuster leur taille à celle de son lit de fer. On n’aboutit pas ainsi au bonheur, mais à l’horreur. En dehors de ces excès, l’universalisme égalitaire porte toujours en lui la tentation du totalitarisme. Il a tendance à voir dans les particularités et les différences des causes d’inégalité à supprimer. Généreux dans son principe, il devient oppressif en voulant tout niveler. Or, les êtres humains ne sont pas des robots ni des objets fabriqués en série qui ne se distinguent en rien. Ils ont une individualité et des particularités qui excluent une similitude complète. Ils ne sont ni interchangeables ni équivalents. Loin d'y voir un malheur ou une injustice, on doit considérer ces disparités comme un élément positif. Elles font de chacun une personne unique ; elles permettent la richesse des échanges et le dynamisme des communautés humaines. La sagesse populaire déclare que la mort nous rend tous égaux. Elle a raison : tout égaliser supprime la vie et ne peut convenir qu’à des choses ou à des êtres inertes.

 

Une égalité vivable

Comment alors bien comprendre le terme « égalité » et l’idéal qu’il désigne ?

1. Il ne signifie pas que nous sommes ou devrions être tous pareils. Il indique comment l'État doit se comporter à notre égard. La République établit l’égalité quand elle soumet aux mêmes lois riches et pauvres, célèbres et obscurs, dirigeants et gouvernés, hommes et femmes, noirs et blancs. Il ne s’agit toutefois pas d’appliquer ces lois à l’aveuglette, mais, comme le précise Paul Ricœur, de « traiter de façon semblable les cas semblables ». Depuis Aristote, on distingue l’égalité « arithmétique » (qui ignore les différences entre personnes et situations) de l’égalité « proportionnelle » (qui traite chacun en tenant compte ce qu’il est). L’égalité arithmétique consiste, par exemple, à mettre tous les enfants d’un quartier dans la même classe ; aménager pour ceux dont le français n’est pas la langue maternelle des enseignements spéciaux relève de l’égalité proportionnelle. Entre ces deux logiques, qui ont chacune des inconvénients, en pratique on cherche souvent des compromis.

2. Il affirme la dignité de tous les êtres humains qui, en dépit de leurs différences sociales ou physiques, ont une valeur identique en tant que personnes et qui ont droit au même respect. Bien avant les républicains, les puritains l’avaient souligné. Ils établissaient une gradation des activités humaines : celle de prédicateur se situait, selon eux, au sommet de l’échelle, celle de valet de ferme tout en bas. Ils n’en déduisaient nullement une hiérarchie des personnes. Le prédicateur et le valet sont moralement et spirituellement égaux. Socialement, ils ont droit aux même éloges et récompenses s’ils font bien leur travail, et aux mêmes réprimandes ou sanctions dans le cas contraire. Aux yeux de Dieu, ce n’est pas la noblesse ou l’humilité de la fonction qui compte, c’est la manière dont on l’exerce.

Quand les sans-culottes écrivaient aux représentants du peuple, ils signaient : « Ton égal en droits », égal non pas en richesses, en capacités ou en pouvoirs, mais en dignité. L’égalité proclamée par notre République se distingue aussi bien de l’insupportable dictature de l’inégalité que de l’effrayant terrorisme de l’égalitarisme. Reconnaissons ses mérites, même quand on souhaite dans les faits une plus grande égalité (sur le plan économique, entre autres).

 

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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