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Des vallées à la plaine

Le dialogue interreligieux connaît actuellement une vogue grandissante, surtout chez les chrétiens. Pendant plus d'un siècle, ils ont estimé que l'athéisme, la sécularisation, l'irréligion représentaient le défi majeur qu'ils devaient affronter et ils se sont efforcés d'entrer en dialogue ou en débat avec les non religieux. Par contre, les autres spiritualités n'intéressaient que quelques marginaux minoritaires. Les choses sont en train de changer. De plus en plus, les chrétiens se préoccupent des autres religions, de la valeur à leur accorder et des relations à établir avec elles.

Une géographie nouvelle

Pour expliquer ce changement, le théologien anglais John Hick a utilisé l'image suivante. Imaginez, dit-il, de profondes vallées, séparées les unes des autres par de hautes chaînes de montagnes. Dans chaque vallée, un groupe humain chemine. Il vit des événements dont il garde le souvenir; il raconte des histoires qui lui sont propres; il a ses coutumes, ses rites, ses chants. Il sait, vaguement, qu'il existe d'autres vallées avec d'autres groupes, mais il ne les connaît pas vraiment. Telle a été longtemps la situation de l'humanité. Ses différentes cultures et religions n'avaient que peu de contact les unes avec les autres. Elles vivaient et se développaient isolément.

Or, voilà qu'aujourd'hui, après un long cheminement dans leurs vallées respectives, ces groupes arrivent dans la plaine où toutes les vallées débouchent. Ce qui les séparait et les empêchait de communiquer n'existe donc plus ; ils se retrouvent ensemble. Nous vivons, depuis trente ans un élargissement des relations et des communications. L'humanité passe d'un provincialisme qui la compartimentait à une globalisation qui transforme notre terre en village planétaire.

Que faire lorsque l'on sort des vallées séparées, où chacun se trouve chez soi, et qu'on entre dans l'espace commun de la plaine? Les chrétiens se partagent entre quatre attitudes dont chacune peut se caractériser par un des verbes suivants : dominer; juxtaposer; mélanger; dialoguer.

Dominer

La domination tente d'éliminer les autres religions et de rallier leurs fidèles à l'évangile. Elle prend deux formes : l'exclusivisme et l'inclusivisme. L'exclusivisme estime que le christianisme a le monopole ou l'exclusivité de la vérité. On ne rencontre ailleurs qu'erreurs et superstitions. Le chrétien doit, certes, respecter en tant qu'êtres humains ceux qui ont une foi différente de la sienne. Par contre, il n'a pas à respecter leurs religions, mais à les combattre par tous les moyens compatibles avec les droits de l'homme. L'inclusivisme discerne dans les religions des intuitions qui préparent à recevoir l'évangile. Il faut montrer à leurs fidèles que l'évangile leur apporte totalement ce dont ils n'ont qu'une connaissance insuffisante et une expérience partielle. L'évangile n'exclut pas les religions, mais les inclut dans un ensemble plus vaste, plus profond, et plus vrai que ce qu'elles offrent.

Cette première attitude vise à établir une religion unique et ne voit dans le dialogue qu'un moyen pédagogique ou missionnaire pour conduire à la foi chrétienne. Si d'autres religions adoptent la même attitude, on aboutit à ce que Max Weber appelait "la guerre des dieux".

Juxtaposer

Les partisans de la laïcité de la société et de la juxtaposition religieuse estiment que dans la plaine, on doit établir des lois, et des règles qui s'appliquent à tous sans tenir compte des diverses appartenances. On exprime et cultive sa foi à son domicile, ou dans des lieux spéciaux, mais pas sur la place publique. Si la religion a joué un rôle essentiel dans les groupes lorsqu'ils cheminaient dans leurs vallées respectives, par contre, dans la plaine, elle ne doit plus jouer de rôle social. Il lui faut consentir à devenir une affaire purement personnelle et intime.

Cette attitude ne manque pas de mérites civiques et beaucoup de chrétiens l'adoptent. On peut la qualifier de relativiste. Que chacun suive sa voie propre, celle qui lui convient le mieux et qui correspond à ses expériences et convictions, du moment qu'elle ne trouble pas l'ordre social. Qu'il le fasse de manière sinon secrète du moins discrète. Il ne sert à rien de discuter des croyances. On y perd son temps, car elles relèvent de préférences qu'on ne peut pas juger et aucune norme ne permet de trancher. Le dialogue n'a pas, à proprement parler, de but religieux. Il vise seulement à se mettre d'accord sur les règles d'une coexistence paisible.

Mélanger

D'autres préconisent que les divers groupes arrivant dans la plaine ne gardent pas pour eux les histoires, les chants, et les rites de leurs vallées, mais qu'ils les mettent en commun. On les invite à partager leurs apports respectifs et à les fondre dans une spiritualité syncrétiste qui les associerait et les combinerait. Ainsi, certains universalistes américains organisent des offices où on lit successivement des passages des évangiles, des préceptes bouddhistes, des textes du Coran, etc. Il en résulte un mélange, qui a parfois de l'allure, mais qui reste souvent artificiel et superficiel. On constate aujourd'hui en Occident une tendance à se fabriquer une spiritualité hétéroclite qui joint des éléments disparates (la croyance en la réincarnation, avec la vénération mariale, par exemple). Elle ressemble à un menu à la carte, où chacun prend ce qui lui plaît et n'est pas la religion englobante souhaitée par le syncrétisme.

Les responsables religieux de tous bords condamnent le syncrétisme, qui pourtant se répand. Il considère le dialogue comme une étape vers un monologue où les discours divers s'unifieraient. Quand on la mène avec rigueur et exigence (ce qui arrive), cette entreprise a des mérites, et on aurait tort de la mépriser. Elle me semble, cependant, trop oublier que tout n'est pas compatible avec tout. Les religions des vallées se contredisent sur bien des points. On ne peut pas toujours concilier et harmoniser. Il y a des moments où il faut choisir.

Dialoguer

Quand on n'entend ni dominer, ni juxtaposer ni mélanger, il reste une quatrième possibilité : cheminer côte à côte dans la plaine, en se parlant, en apprenant à se connaître, sans tenter, pour le moment, de supprimer la pluralité. Cherchons à sortir du cloisonnement des vallées, à développer des contacts et des collaborations, à réfléchir ensemble, et non à créer une religion de la plaine. Ce dialogue, dont on ne sait où il conduira, apparaît plus pragmatique que programmatique. Il ne manque néanmoins pas d'ambition. Troeltsch lui donne comme but une "fécondation réciproque" et Cobb une "transformation créatrice mutuelle". Cette transformation ou cette fécondation a trois aspects.

D'abord, la confrontation oblige chacun à réfléchir sur sa propre religion et à l'approfondir. Elle aide à mieux percevoir sa spécificité et à en découvrir des aspects négligés.

Ensuite, elle suscite une attitude critique, qui est essentielle, car elle empêche les religions de sombrer dans le démoniaque qui les menace toutes (y compris le christianisme). Nous devons être très attentifs aux objections des autres, qui souvent nous montrent nos insuffisances, nos défauts, nos déviations. À l'inverse, il nous faut aussi savoir dire fraternellement aux autres nos réserves et désaccords.

Enfin, la confrontation incite à changer, à bouger, à se réformer. Nos religions ne doivent pas ressembler à des constructions achevées, à ces immeubles où l'on ne peut plus modifier que des détails. Il importe de les vivre comme des "voies" selon une belle expression qui nous vient d'Orient et qui existe aussi dans notre tradition. Jésus a dit "Je suis le chemin"; l'épître aux hébreux qualifie l'évangile de "route vivante", et Paul compare la vie chrétienne à une course.

Ainsi compris, le dialogue a un intérêt proprement religieux, il nous aide à approfondir, à épurer et à élargir notre foi, à progresser dans notre cheminement spirituel.

André Gounelle
Information Évangélisation, mai 2000

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot