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Le tragique
Dieu, le Christ et le diable

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Dans son sens ancien, celui développé dans la Grèce antique, « tragique » qualifie ce qui court inéluctablement à la catastrophe sans pouvoir y échapper. Le destin du héros grec (Prométhée, Hercule, Achille) le conduit à la destruction. Ce destin est écrit en lui, le constitue et s’accomplit quoi que fasse le héros. Rien ne peut l’entraver, lui faire obstacle, le dévier ou le détourner. L’histoire d’Œdipe nous en fournit l’exemple le plus classique (Œdipe n’a pas été inventé par Freud et son mythe a un sens qui n’a rien à voir avec son utilisation psychanalytique). Un oracle a prédit qu’Œdipe assassinerait son père et épouserait sa mère, destin doublement épouvantable pour le monde grec ; il représente l’horreur absolue, la destruction du sacré et du social, de ce qui organise la vie et la rend possible. Son père et sa mère d’abord, Œdipe lui-même ensuite font tout ce qu’ils peuvent pour rendre impossible que cette malédiction s’accomplisse, les premiers en abandonnant leur enfant (ce qui normalement aurait dû entrainer sa mort), le second en fuyant la maison de ceux qui l’ont recueilli et qu’il croit être ses parents biologiques. Ironiquement, ce sont leurs efforts pour l’éviter qui conduisent tout droit au meurtre et à l’inceste qu’ils voulaient écarter. En essayant de fuir le destin, ils l’ont précipité. Le personnage « tragique » est condamné à subir ou à provoquer sa propre destruction, sans échappatoire possible.

Il y a une présentation de la Croix du Christ qui s’inscrit très bien dans le cadre du tragique ainsi compris : elle fait de la Croix une nécessité métaphysique en voyant en elle le moment clef d’une mécanique transcendantale à laquelle Jésus ne pouvait pas se dérober sans se renier. S’il avait trouvé le moyen d’éviter la croix, il se serait détruit comme Christ. Parce qu’il assumait sa condition ou sa vocation de Christ, il a dû accepter sa mort, y consentir, voire s’en faire l’instrument. Il la provoque en organisant une manifestation publique à caractère probablement messianique à son entrée à Jérusalem, en agressant à l’intérieur même de l’enceinte du temple ses adversaires par des propos et des gestes (contre les vendeurs chassés à coup de fouet) très durs. Il adopte un comportement qu’on peut juger suicidaire, car il ne pouvait qu’aboutir à sa condamnation. Une thèse fictive, romanesque, sans base historique va jusqu’à prétendre que Jésus a envoyé Judas le dénoncer pour que son destin s’accomplisse ; il aurait été ainsi directement l’agent de son arrestation, de son jugement et de son exécution.

Le destin tragique, ainsi conçu, ne permet pas de distinguer le divin et le diabolique. Ils se confondent. Ce qui porte l’être humain et lui donne sens le transforme, en même temps, en victime souffrante. Le stoïcisme enseigne à accepter comme loi divine l’ordre des choses, et cet ordre a pour celui qui le subit quelque chose de démoniaque. Certains romantiques, tels William Blake, l’ont bien senti.

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On peut comprendre autrement la notion de « tragique ». Elle désignerait non pas ce (ou celui) qui est inéluctablement condamné à la destruction, mais plutôt ce (ou celui) que la destruction menace toujours ; il ne peut donc pas s’arrêter de lutter contre les assauts de mort et de s’affirmer face aux menaces d’anéantissement. Pour ce deuxième sens, certains estiment qu’il serait plus juste de parler de « dramatique » que de « tragique ». Je n’en suis pas entièrement convaincu. De toutes manières, quel que soit le terme qu’on emploie, il y a bien dans le christianisme une dimension « tragique » ou « dramatique » au sens de ce qui est exposé à l’anéantissement. On constate l’action d’une négativité destructrice que rien ne désarme ; elle n’a cependant pas le dernier mot. Jamais éliminée, elle est constamment refoulée. Si la création se fait contre le chaos, elle ne le supprime pas ; sans cesse, le chaos revient, attaque et menace de détruire le monde créé. Les textes qui racontent le déluge, la captivité en Égypte, l’exil à Babylone reprennent le thème de la montée d’un chaos qui envahit pour la détruire la création présente et que seul un nouvel acte créateur endiguera. Dans cette ligne, on peut se demander si la crucifixion n’évoque pas la possibilité d’un triomphe définitif du chaos sur la création, si elle ne symbolise pas la victoire que Satan, en fin de compte, pourrait bien remporter sur Dieu. Le soir du vendredi saint, Dieu est un vaincu.

Pâques représente un nouvel acte créateur, le commencement, la genèse, le « premier jour » pas seulement de la semaine, mais aussi d’un monde nouveau. Notons qu’il n’annule pas ce qui le précède. Il ne supprime ni n’efface le vendredi saint (le Christ ressuscité continue à porter la marque des clous et du coup de lance de Golgotha). Il le dépasse, le surmonte. La résurrection n’opère nullement un retour au statu quo ante, Jésus ne reprend pas son mode vie antérieur. Quelque chose de nouveau surgit, qui a à affronter de nouvelles négativités. Je reprendrais volontiers dans cette optique le thème du courage d’être de Tillich. La foi est courage, pas repos, tranquillité ou sérénité, parce qu’elle doit toujours faire face ; elle ne cesse d’affronter ce qui n’arrête jamais de l’agresser (le doute, la culpabilité, l’absurde, la mort). La providence ne signifie pas qu’il ne nous arrivera rien, que nous sommes à l’abri, mais qu’en toutes circonstances les forces nous seront données pour nous battre, pour résister, pour ne pas nous laisser submerger et vaincre par l’adversité (voir le ch. 8 de l’épître aux Romains, v. 31 à 38).

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L’existence, nous l’expérimentons tous, est à la fois merveilleuse et horrible, immensément précieuse et infiniment redoutable. En elle la puissance, l’abondance, la joie, les noces se mélangent à la faiblesse, à la pénurie, à la souffrance, au deuil. La vie comporte en même temps la créativité, source de surgissements continuels, et une détérioration qui se poursuit jusqu’à l’anéantissement. La mort apparaît en même temps comme la condition et comme la négation du vivant. Le fait d’être comporte une promesse, une espérance et aussi représente un danger constant. Ce qui veut dire qu’il existe dans l’être, de manière constitutive et pas seulement accidentelle, un élément agressif, destructeur, démoniaque.

Le non-être, la force négatrice, destructrice, que nous portons en nous-mêmes, Dieu aussi la porte en lui-même. Plusieurs symboles l’expriment : ainsi le thème biblique de la colère de Dieu, celui de sa proximité (voire de sa complicité dans le livre de Job) avec Satan. Luther suggère parfois que le diable est un des visages de Dieu, l’autre visage étant le Christ. Il voit dans le diable une dimension de Dieu, en quelque sorte sa « face noire » à laquelle s’oppose et que vient recouvrir la face claire que nous nommons Christ. L’historien des religions Rudolf Otto, dans un livre devenu classique, distingue deux aspects du sacré, l’un fascinant, attirant, l’autre sinistre et effrayant. Le Diable et le Christ seraient des jumeaux, le premier étant en négatif ce que le second est en positif. Leur rivalité structurerait la vie divine, et l’évangile viendrait nous annoncer que la balance penche du côté du positif en dépit de la pesanteur persistante du négatif.

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En ce qui nous concerne, si nous sommes livrés ou abandonnés à nous-mêmes, le non-être finit par l’emporter (et nous emporter), tandis qu’en Dieu, il est contenu, réprimé. Il demeure, mais canalisé par la puissance positive de l’être. Dieu remporte une victoire toujours renouvelée et toujours à renouveler sur la mort et le néant. Il n’abolit ni ne supprime le non-être. Il le domine, comme un dompteur qui, jour après jour, impose sa loi au fauve rebelle, insoumis, qui le guette (quaerens quem devoret, selon l’expression de l’épître de Pierre). On peut qualifier ce propos soit d’inquiétant (l’être a une dimension tragique ou dramatique à cause de la menace persistante du non-être) soit de rassurant (la puissance de l’être vainc toujours le non-être). Schweitzer a justement souligné que le christianisme joignait pessimisme et optimisme.

Pour dire la même chose dans un langage plus traditionnel, Dieu n’empêche ni n’efface le Vendredi saint. Il en triomphe par la Résurrection. Il n’évite pas Golgotha, il le surmonte à Pâques. Comme nous, Dieu est aux prises avec le mal, la mort, le néant ; toutefois, et là il diffère de nous, il ne se laisse pas emporter par eux. Les négativités, les vendredi saints restent toujours présents et nous menacent ; ils ne disparaissent pas, mais ils ne peuvent pas vaincre. Que Dieu les domine en lui nous donne force, courage et confiance pour les affronter.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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