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La nature, l'être humain et Dieu

 

Je ne vais traiter la question écologique pour elle-même, je manque de compétence dans ce domaine. Je ne suis pas un écologue, c'est à dire un scientifique. Écologue a été forgé pour distinguer le scientifique qui s'occupe d'environnement d'avec les partisans et militants de la sauvegarde ou de la restauration du monde naturel. Je ne vais pas non plus m'arrêter sur l'idéologie ou plus exactement sur les idéologies écologistes de notre époque. Si je suis convaincu que l'écologie est un des problèmes majeurs de notre temps, je n'en demeure pas moins très critique envers certains discours écologiques. Dans un livre publié en 1992, le philosophe Luc Ferry montre la parenté entre certains courants de l'écologie profonde (pas tous) et l'anti-humanisme. Ainsi, il met en valeur la forte dimension écologique du nazisme, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'on doit rapprocher ou assimiler nazis et écologistes, mais qu'il faut être attentif et vigilant aux dérives possibles, parfois menaçantes, rarement effectives chez quelques-uns d'entre eux. Mon propos est autre, et il entend être une contribution modeste et limitée à la réflexion écologique. Je vais m'interroger sur les différentes manières dont le christianisme a compris et vécu les relations entre la nature, l'être humain et Dieu. Mon but n'est pas d'esquisser un historique, mais à partir de l'histoire de dégager des positions ou des logiques significatives qui nous aident à réfléchir et à nous situer. En termes techniques, mon exposé vise à établir une typologie et ne se veut pas description phénoménologique. Je distingue, de manière schématique, trois conceptions, à la fois théoriques et pratiques, du rapport entre Dieu, être humain et nature.

1. Dieu recours contre la nature

Le surnaturel protection contre les menaces de la naturel

La première est la plus ancienne et elle persiste jusqu'à aujourd'hui. On la trouve, en particulier dans des groupes à tendance fondamentaliste primaire, et elle resurgit dans les moments de crise, quand, pour une raison ou une autre, on éprouve une panique intense. On se tourne alors vers Dieu, car on voit en lui un recours contre la nature.

Pendant longtemps, les êtres humains ont eu peu de pouvoir sur la nature. Certes, ils la cultivaient et l'aménageaient. Ils labouraient des champs et plantaient des vignes. Ils traçaient des routes, construisaient des villes, édifiaient des bâtiments. Ils avaient bien une action sur leur environnement; mais elle restait restreinte et limitée. Ils ne lui apportaient que des changements minimes et légers qui ne touchaient pas à l'équilibre de la terre. Par contre, la nature avait une puissance qui s’imposait à l’être humain. Il l’admirait et elle l’effrayait. Il lui faisait confiance et la redoutait. Elle lui paraissait tantôt hospitalière et amicale, tantôt dure et hostile. Elle l’accueillait et le nourrissait, mais aussi le rejetait et l’assassinait. Elle pouvait à chaque instant, de manière imprévisible, le balayer, et l'écraser. Il dépendait beaucoup plus d'elle qu'il ne la maîtrisait. Se sachant incapable de vraiment lui résister, il comptait sur les divinités pour lui assurer une protection, il concluait avec le surnaturel (mot significatif) une alliance qu'on pourrait qualifier de défensive contre le naturel. La religion fonctionnait comme une précaution souvent nécessaire, en tout cas utile.

Le récit de la tempête apaisée dans l'évangile de Matthieu (ch. 8) illustre bien cette situation. Devant les vagues et les vents violents qui risquent de faire couler leur barque, les disciples demandent à Jésus de les sauver; ils l'appellent au secours. Israël, à la différence des phéniciens ou des grecs, n'est pas un peuple de marins. Les écrivains bibliques voient souvent dans la mer une puissance hostile, celle qui manifeste le plus fortement le visage dangereux de la nature. Elle risque de noyer toute vie dans un déluge. Elle sert de repaire à des monstres marins prompts à avaler les humains (comme le grand poisson de Jonas). La souveraineté et la grandeur de Dieu se manifestent en ce qu'il l'empêche de déborder, ou qu'il l'oblige à s'ouvrir pour laisser passer le peuple hébreu fuyant l'Égypte. Quand Jésus calme la tempête ou marche sur les eaux, il montre que la puissance divine habite en lui. Dans la description du monde futur que donne l'Apocalypse (ch. 21, v.1), il n'y a plus de mer, ce qui signifie que l'être humain n'aura plus, comme dans le temps présent, à avoir peur de la nature. Pour la mentalité vétéro-testamentaire, une belle plage avec une mer très bleue où l'on se baigne et sur laquelle on fait de la planche à voile, ou de la navigation, aurait représenté un cauchemar, et non pas, comme aujourd'hui, l'image du paradis terrestre avec laquelle les agences de voyage nous allèchent. On compte sur Dieu pour préserver de la mer, la plus grande des menaces de la nature, celle qui les symbolise toutes. Que Dieu y parvienne, que même les flots lui obéissent, constitue un exploit qui démontre, plus que tout le reste, sa force.

On perçoit là une première manière de comprendre le lien entre Dieu, l’homme et la nature. La nature inquiète et agresse l'être humain. La foi vient le rassurer et lui permet d'habiter le monde sans trop d'angoisse. Il n'est pas seul devant des forces qui le dépassent : Dieu le protège.

Même si elle se prolonge et se rencontre jusqu'à nos jours, on peut qualifier cette conception d'archaïque, de pré-moderne, au sens d'antérieure à la modernité. Elle domine dans l'Antiquité, au Moyen Age, elle est encore forte à l'époque classique, même si un tournant commence à se prendre. À partir du dix-huitième siècle, deux facteurs vont l'ébranler et conduire beaucoup de penseurs soit à l'abandonner soit à la faire évoluer.

Une aide inefficace

 Le premier facteur tient à la conscience qui ne cesse de grandir de l'inefficacité de ce recours à Dieu. Sa protection n'évite pas grand chose. Il n'empêche pas les catastrophes de se produire, les maladies de nous frapper, les malheurs de tomber sur nous, Il ne veut pas ou il ne peut pas les empêcher. À la suite du tremblement de terre meurtrier de Lisbonne en 1755, qui épouvante toute l'Europe, a lieu un grand débat, auquel prennent part Voltaire et Rousseau, sur l'action de la Providence. En 1902, après l'éruption de la Montagne Pelée en Martinique qui fit vingt-huit mille victimes, une vaste réflexion s'engage sur la théodicée (autrement dit sur le problème suivant : comment concilier l'amour et la puissance de Dieu avec les malheurs qui s'abattent sinon sur des innocents, du moins sur des gens qui ne sont pas plus mauvais ou coupables que les autres?). À cette occasion, le pasteur et théologien français Wilfred Monod, le père de Théodore, que ce problème torturait, écrit les pages les plus brûlantes de son livre Aux croyants et aux athées. Il y a toujours eu des catastrophes. Mais antérieurement au dix-huitième siècle, à quelques exceptions près, elles suscitent de forts renouveaux de piété; les gens se repentent, demandent pardon à Dieu parce qu'ils s'estiment frappés à cause de leurs péchés (sans savoir toujours lesquels). Si Dieu ne les a pas protégés, ils en concluent qu'ils n'ont pas remplis leur part du contrat, et ont été de mauvais croyants. Au contraire, même si les attitudes traditionnelles persistent chez beaucoup, les catastrophes de Lisbonne et de la Montagne Pelée conduisent à s'interroger non plus sur les hommes, comme on le faisait auparavant, mais sur Dieu. C'est lui, et non plus les sinistrés que l'on met en accusation. Ou bien on se révolte contre lui; ou bien on nie son existence; ou bien encore, on met en doute sa capacité d'agir sur la nature.

Ces débats et réflexions ne conduisent pas les chrétiens à évacuer ou à éliminer l'affirmation de la Providence, mais à la modifier considérablement. On le constate, par exemple, chez le théologien protestant allemand Albrecht Ritschl, décédé en 1889, qui exerça en son temps une influence considérable. Pour lui la religion permet à l'homme de faire face à la nature, non pas en lui promettant des miracles, mais en lui donnant la force intérieure de résister aux malheurs qui s'abattent sur lui. De même au vingtième siècle, Rudolf Bultmann écrit : "la foi chrétienne ne donne aucune espèce de sécurité dans le monde, mais elle confère le courage nécessaire pour traverser les ténèbres et les énigmes". La Providence qui faisait le lien entre Dieu, la nature et l'être humain ne concerne plus la nature; elle ne la régule pas, ni n'en protège; elle ne fonctionne pas dans l'extériorité et dans la relation avec ce qui nous entoure, avec notre environnement; elle opère dans l'intériorité, dans la relation intime du croyant avec Dieu.

La menace et la peur se déplacent

Un deuxième facteur de changement, également lié à la modernité, intervient. On découvre que la menace majeure qui pèse sur les humains ne vient pas de la nature, mais de l'histoire, autrement dit des hommes eux-mêmes. On le constate chez les marxistes et les socialistes pour qui tout le mal et le malheur viennent de l'organisation de l'économie et de la société capitaliste. Au vingtième siècle, pour beaucoup, la terreur prend le visage des guerres totales, ce que l'écrivain italien Malaparte a su exprimer avec beaucoup de force dans des pages hallucinantes où se mêlent désespoir et dérision. Aujourd'hui, ce n'est pas un tremblement de terre ou une éruption volcanique qui représentent pour nous le mal et l'horreur suprêmes : c'est la shoah, et tous les massacres qui l'ont suivie; c'est Tchernobyl et l'auto-empoisonnement de l'humanité par ses propres produits. La question lancinante devient : "comment croire en Dieu après Auschwitz - et non plus après Lisbonne ou la Montagne Pelée?" Sur ce thème récurrent dans les années 60 à 90, comment ne pas citer le beau livre du philosophe juif Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Quand Camus publie en 1947 son roman La peste, il se sert de l'épidémie comme symbole ou allégorie de l'occupation nazie; la peste n'est plus, comme elle l'était au seizième siècle, le malheur naturel par excellence, mais elle devient une image ou une parabole de l'abomination humaine.

Avec l'avènement de la modernité, la grande peur des humains se déplace. Ils redoutent beaucoup plus leurs congénères qu'ils ne craignent la nature. Les secousses sismiques de l'Iran ont moins de retentissement que la destruction des tours jumelles de Manhattan. Bien sûr, il y a encore des catastrophes naturelles, mais on a justement noté que très vite les médias et l'opinion publique laissent de côté leur caractère purement accidentel pour mettre l'accent sur les défaillances techniques de ce qu'on appelle "la prévention des risques naturels". On cherche des responsabilités, au demeurant souvent réelles : on n'aurait pas dû autoriser à construire à tel endroit et de telle manière, on n'a pas su prévoir et prévenir ce qui allait arriver. De même quand une opération chirurgicale ou un traitement médical tournent mal, lorsqu'un arbre tombe sur un enfant, ou qu'il se noie dans un cours d'eau, on intente des procès au praticien ou au maire. On ne s'en prend plus à des caprices imprévisibles de la nature, mais à des erreurs de la technique, et c'est donc l'être humain, et uniquement lui, qui est en cause.

Ces changements de culture, de perception des choses, de manière de voir font que demander à Dieu de nous protéger contre la nature, compter sur lui pour nous épargner les catastrophes a perdu beaucoup de sa pertinence : d'une part parce que nous avons le sentiment, à tort ou à raison, que Dieu n'intervient pas dans ce domaine; ensuite, parce que pour nous le danger majeur ne vient pas de la nature, mais de l'être humain.

2. Dieu indifférent à la nature

La notion de modernité

J'en arrive à la deuxième manière de comprendre le rapport entre Dieu, la nature et l'être humain. Elle apparaît au dix-septième siècle, même s'il y a eu quelques précédents ; elle atteint son apogée au dix-neuvième et au début du vingtième siècles. Elle caractérise la modernité. Quand je parle de modernité, il ne s'agit pas de ce qui est récent ou actuel, mais des conceptions et des valeurs qui prédominent dans une période culturelle qui va en gros de la fin du Moyen Age jusqu'au troisième tiers du vingtième siècle. La modernité, avec ses idées, ses orientations et ses pratiques, s'installe progressivement, par étapes successives en Europe et en Amérique du Nord, avant de connaître un déclin qui commence avec la première guerre mondiale et qui s'accentue à la suite de la deuxième. Bien entendu, les découpages de l'histoire culturelle en périodes sont approximatifs et relatifs. Les passages d'une période à une autre ne sont jamais tranchés ; les changements s'opèrent progressivement et ils ne balaient pas totalement ce qui a précédé. Il y a toujours des groupes qui vont à contre courant, qui résistent aux tendances majeures d'une période, qui adoptent des orientations réactionnaires ou non-conformistes. Des attitudes et des mentalités archaïques restent fortes dans la période moderne et subsistent jusqu'à nos jours, tandis que les principes de la modernité continuent aujourd'hui à avoir beaucoup de poids.

La nouvelle perception de la nature

L'Antiquité et le Moyen Age, nous l'avons vu, considèrent la nature comme une puissance menaçante ou favorable qui domine l'être humain, qui décide de son existence, mais que Dieu domine, ce qui fait que Dieu peut protéger les croyants contre les menaces de la nature et les préserver de ses excès. La modernité voit plutôt dans la nature une propriété ou un domaine que Dieu confie à l'homme, qu'il lui demande de cultiver et d'administrer, selon la mission reçue par Adam au chapitre 2 de la Genèse. Dans la première conception, les humains sont soumis à la nature et la nature est soumise à Dieu. Pour la modernité, la nature est soumise à l'être humain et l'être humain est soumis à Dieu. La hiérarchie a changé : ce n'est plus la nature qui domine l'être humain, mais l'être humain qui est appelé par Dieu à dominer la nature. La nature n'a donc plus grand chose à voir avec la religion, c'est à dire avec la relation de Dieu et du croyant (je prends ici religion au sens de relation, selon une des étymologies possibles de ce mot). Autrement dit, la nature perd toute dimension spirituelle, elle ne concerne plus, n'intéresse plus la foi, elle devient neutre, laïque, séculière.

Le tournant se situe au dix-septième siècle, ce que souligne très justement le Professeur Jean Rohou dans un livre tout récent qui a pour titre "une révolution de la condition humaine" (comprenez une révolution dans la manière de comprendre la condition humaine). Plusieurs changements considérables interviennent à ce moment-là. J'en signale quelques-uns, à très gros traits, sans chercher à les indiquer tous, et sans entrer dans les nuances ou les précisions que demanderait une analyse plus fine.

- D'abord l'évidence externe de Dieu s'efface pour laisser la place à une conviction interne, autrement dit on ne cherche plus les signes de la présence de Dieu dans la nature, mais dans l'âme. En 1537, Calvin publie une Brève instruction chrétienne, qui déclare que l'univers manifeste la grandeur de Dieu avec une telle clarté que pour ne pas la percevoir, il faut être une bête brute (autrement dit avoir perdu l'esprit, n'être plus un humain). Cent trente ans plus tard, Pascal écrit : "le silence éternel des espaces infinis m'effraie". Le monde a perdu sa dimension religieuse, il ne témoigne plus d'aucune présence. La modernité n'évacue pas la transcendance; elle la situe ailleurs ou autrement, Pour elle, Dieu se manifeste dans la conscience, non dans l'univers devenu muet et vide.

- Autre changement, l'Antiquité et le Moyen Age, avec des exceptions, méprisent le travail, y voient une activité vile, sans valeur, tout juste bonne pour les esclaves ou les couches inférieures de la société. Quand on le juge utile, on entend le réduire autant que faire se peut ; il ne doit en tout cas pas envahir l'existence y occuper la place principale, y être prioritaire. Un Platon estime que le travail porte atteinte à la dignité de l'homme et dégrade son humanité; il ne veut pas que les artisans fassent partie des citoyens, leur activité les disqualifie. Dans la spiritualité monastique, le travail impose au moine est souvent présenté comme une pénitence ou une mortification, A partir du dix-septième siècle, au contraire, on honore le travail, on le met en valeur et on va parfois jusqu'à l'idolâtrer. On déconsidère le paresseux, l'oisif, dont on estime qu'il manque à ce qui fait la dignité humaine. On réhabilite le laboureur, l'artisan, la servante, bref ceux qui cultivent, aménagent, entretiennent la nature et ne se contentent pas de demander à Dieu de la rendre favorable. Pour le moderne, ce n'est pas ce qui lui est donné qui fait la valeur d'un être humain, mais ce qu'il fait. Zwingli, le Réformateur de Zurich, écrit ces lignes caractéristiques de l'avènement de la modernité : "Fruit et croissance suivent la main du travailleur, comme au début de la Création toute chose devint vivante par la main de Dieu ... Le travailleur est plus comparable à Dieu que quoi que ce soit dans le monde". La plupart des Réformateurs condamnent la vie contemplative des monastères et préconisent une vie active : c'est en travaillant et pas en priant - ou pas seulement en priant - qu'on obéit à Dieu et qu'on lui rend un culte.

- Enfin, dernier changement que je relève, dans l'Antiquité et au Moyen Age, le philosophe ou le savant (qu'on ne distingue pas) a pour but d'observer et de comprendre le monde, pas d'y agir et de le changer. Les deux grandes philosophies qui dominent la pensée occidentale jusqu'au dix-septième siècle, à savoir le stoïcisme et l'épicurisme, veulent comprendre et décrire la réalité, et ne songent nullement à lui apporter une quelconque modification. Descartes assigne au savoir un autre objectif : métamorphoser les conditions de vie, agencer autrement le monde, lui donner un visage différent. Dans le Discours de la méthode (1637), il écrit : "Au lieu de cette philosophie spéculative" (c'est à dire de cette philosophie qui se contente de regarder; spéculer signifie étymologiquement discerner, contempler), il nous faut en trouver une "pratique" qui puisse "nous rendre maîtres et possesseurs de toutes choses". En s'appropriant ainsi le monde, le moderne ne pense pas prendre la place de Dieu, détruire l'ordre qu'il a voulu, ni se révolter contre lui à la manière d'un Prométhée, mais, au contraire, lui obéir, répondre à la vocation et à la mission qu'il donne à Adam.

L'ingénieur et l'existentialiste

À partir du dix septième siècle, de spectateur attentif et intelligent, celui qui sait se transforme petit à petit en acteur ou en ouvrier. La technique se développe, d'abord assez lentement, puis de plus en plus vite, et aujourd'hui ses progrès sont vertigineux. Dans le deuxième tiers du vingtième siècle, on a le sentiment que ses capacités ne se heurtent à aucune limite (ce qu'affirment en particulier les marxistes dont certains vont jusqu'à penser que la science arrivera à éliminer la mort). On voit surgir une civilisation d'ingénieurs (y compris ces ingénieurs biologiques que sont les chirurgiens et beaucoup de médecins) qui a conscience de dominer la terre et s'en réjouit. Elle estime que la technique ouvre à l'humanité un avenir prometteur, et elle en chante volontiers les mérites.

Dans ce contexte, la nature représente de moins en moins une puissance et une menace. On voit surtout en elle un réservoir de matériaux. On la traite essentiellement comme un champ d'expérimentation et de réalisations. On l'exploite et on la transforme en pensant ainsi l'humaniser, c'est à dire la mettre au service des humains. Durant la période euphorique du progrès technique, le christianisme ne se préoccupe guère de la nature (même s'il y a eu des exceptions). La théologie (en consonance avec les philosophies marxistes et existentialistes) met l'accent sur l'importance de l'histoire qui nous délivre des puissances naturelles qui ont longtemps régi notre existence. Dans le récit de la Genèse, on souligne que la création culmine avec l'apparition de l'être humain, qui en marque l'aboutissement et la finalité. On rappelle que Dieu lui confère une prédominance et une autorité. Le monde lui appartient et lui est soumis. On voit apparaître des théologies acosmiques, pour reprendre une expression d'André Dumas, acosmique non pas parce qu'elles nieraient le monde naturel, mais en ce sens que le monde naturel (vu comme un monde objectif, c'est à dire fait d'objets et de mécanismes) ne compte pas, n'a aucune importance religieuse. Bultmann en fournit un exemple particulièrement frappant : pour lui la foi est une relation existentielle entre Dieu et l'être humain, où la nature n'a aucune place, dont elle est exclue. La nature relève de la technique, du règne du monde ou de la loi, et nullement de la spiritualité ou du règne de l'évangile. Déjà en 1976, dans un article que j'ai écrit à la mort de Bultmann, je signalais qu'il y a là une des grandes faiblesses d'une théologie par ailleurs extraordinairement pertinente, et envers laquelle je reconnais avoir une immense dette.

Voilà donc cette deuxième manière de comprendre le lien entre Dieu, l’homme et la nature. L'être humain trouve la vérité de sa vie dans sa relation avec Dieu. Avec son environnement, il a un rapport purement instrumental, qui n'a rien à voir avec sa quête d'une existence juste et authentique. Il se sert de la nature, mise à sa disposition et dépourvue en elle-même de sens et de valeur. Ni la théologie, ni la spiritualité ne s'y intéressent, car Dieu intervient non pas en elle, mais dans l'histoire. L'intériorité des humains compte plus que l'espace neutre où ils vivent, et le sens de leur existence se joue ailleurs que dans leur rapport avec la terre. Dieu est indifférent à la nature, et la nature indifférente à Dieu.

3. La nature créature de Dieu

La nature menacée

Le résultat du développement technique, on le connaît. Il s'impose aujourd'hui à tous avec une triste évidence. A côté de bienfaits incontestables, qu'il ne faut pas sous-estimer, il a gravement meurtri et détérioré la nature. Comme le fait justement remarquer Laurent Gagnebin, au fil des siècles, l'histoire de la tempête apaisée bascule et s'inverse. Si elles pouvaient parler, les mers, les rivières, les terres, les plantes, les bêtes crieraient aujourd'hui à Dieu : "nous sommes en train de périr, protège-nous des entreprises humaines". Il ne s'agit plus de préserver l'être humain des agressions de la nature, mais la nature des agressions humaines.

Aujourd'hui, la menace qui pèse sur la survie de l'être humain vient de la faiblesse et de la vulnérabilité de la nature et nullement comme autrefois de sa puissance. Du coup, elle prend pour nous un nouveau visage. Nous découvrons qu'elle nous ressemble étonnamment. Elle forme un organisme biologique à la fois uni et diversifié, ce que James Lovelock a souligné en lui donnant un nom personnel, Gaia, dans un livre publié en 1977. La traduction française a pour titre : "la terre est un être vivant". La terre est une créature (un être vivant) plutôt qu'une création (un objet). Elle se caractérise par un fonctionnement complexe, aux interrelations multiples et aux équilibres fragiles. Par inconscience, nous l'avons mise à la torture, meurtrie et rendue malade. Ce n'est plus la mer de la tempête apaisée, mais le blessé de la parabole du bon samaritain qui la représente ou la symbolise. Il importe maintenant de la soigner, de prendre soin d'elle, de la ramener à une bonne santé. Le mot "prochain" ne désigne pas seulement ni principalement nos semblables; il se rapporte, selon l'étymologie, à ce qui est proche de nous, à ce qui nous entoure, à l'air, à l'eau, à la terre, à la végétation et bien sûr aux animaux. Le commandement d'aimer notre prochain comme nous-mêmes concerne aussi, voire d'abord la nature, parce que parmi tous les prochains, en elle se trouvent ceux qui nous sont les plus proches. Nous comprenons en général que le commandement nous demande d'aimer le prochain autant que soi. Aujourd'hui on suivrait plutôt l'interprétation d'Hegel pour qui le commandement signifie qu'il nous fait aimer le prochain comme faisant partie de nous-mêmes; il n'est pas un autre, extérieur à nous, il est en nous, et nous sommes en lui, ce qui s'applique par excellence à la nature.

La nature créature de Dieu

Du coup, on comprend autrement les textes bibliques et on juge partielle et unilatérale la lecture anthropocentrique qui précédemment dominait. Ainsi, le récit de la création raconte qu'avant l'apparition de l'être humain, et donc indépendamment de lui, Dieu regarde le monde, et le déclare bon. La nature a par connséquent, à ses yeux, un sens en elle-même. Sa valeur ne réside pas uniquement en ce qu'elle apporte à l'être humain. Quand Dieu ordonne à Adam de garder et de cultiver le jardin d'Éden, il ne l’autorise pas à le massacrer et à le détruire à son profit. Servir la nature ne signifie pas l’asservir. N'avons-nous pas oublié que nous avons une responsabilité à son égard? D'autre part, quelques textes bibliques indiquent que le dessein de Dieu ne concerne pas seulement l'être humain. Il prend aussi en compte la nature qui a part au salut.

On voit s'esquisser aujourd'hui une troisième conception du rapport entre Dieu, l’homme et la nature. Le monde n'est pas une puissance qui menace et domine l'être humain. Il n'est pas simplement un réservoir de matériaux et de nourriture mis à sa disposition pour en user selon ses besoins et se désirs. Il est un partenaire, dont il faut prendre soin, auquel il importe d'être attentif, qui est objet lui aussi de l'amour de Dieu, et qui entre pour lui-même, pas seulement à cause de sa relation avec nous, dans ce dessein de Dieu que le Nouveau Testament appelle le Royaume. L'être humain a eu tort de croire que le monde n’existe qu’en fonction de lui, pour pourvoir à ses besoins et d'oublier qu'il a une valeur propre. Nous devons apprendre à regarder fraternellement la nature, ce qu'avait pressenti François d'Assise dans le célèbre Cantique des créatures où il nomme frères et sœurs - au même titre que Léon ou Claire - le soleil, la lune, les étoiles, le feu, l'eau, le vent. La relation avec Dieu ne consiste pas dans un tête à tête qui exclurait les autres créatures - comme les amoureux qui selon la chanson, mais pas dans la réalité, sont seuls au monde. Elle implique, concerne, inclut nos semblables et nos prochains qui forment avec nous une vaste communauté. Notre attitude envers toutes les créatures concerne la foi tout autant que notre lien personnel avec Dieu. Il y a une dizaine d'années, dans son programme "paix, justice et sauvegarde de la création", le Conseil Œcuménique des Églises a souligné que l'environnement ne se réduit pas à la nature, qu'il comprend aussi le politique et l'économique. On ne peut pas dissocier éthique écologique et éthique sociale.

Conclusion
La Bible accompagnante

Le rapide parcours que nous venons de faire explique un fait à première vue étonnant : on rencontre des évaluations très différentes, voire franchement opposées du rôle qu’a joué le christianisme dans l'attitude des occidentaux envers la nature. Au dix-neuvième siècle, beaucoup l'ont accusé d'avoir maintenu l'obscurantisme (en invitant à voir dans la nature l'action de forces surnaturelles mystérieuses et non un ensemble de processus rationnels à comprendre) et d'avoir entretenu l'immobilisme (en incitant à prier et à implorer le secours divin, au lieu d'essayer de comprendre et d'agir). D'autres, au contraire, portent au crédit de la foi biblique d'avoir favorisé la science et la technique en affirmant la vocation de l'homme à dominer la terre, comme le fait dans les années 60, le livre d'Harvey Cox, La cité séculière, Certains, enfin, reprochent au christianisme d'avoir encouragé une exploitation sans mesure du monde, en lui enlevant toute valeur spirituelle ce que soutient en 1967 Lynn White dans un article qui a fait date.

Ces diverses appréciations, à mon sens, souffrent du même défaut. Elles estiment que la lecture et la méditation de la Bible ont engendré une vision bien déterminée de la nature. Il me semble qu'à l'inverse, l'expérience que l'on a eu de la nature a orienté la lecture de la Bible et la compréhension de son message. Ce n’est pas les Écritures qui conduisent à voir dans la nature un danger dont il faut se protéger, ou un espace sécularisé à utiliser selon nos besoins et nos désirs, ou encore un partenaire à respecter. C’est, au contraire notre perception de la nature qui amène à privilégier des textes, ou des thèmes, et à interpréter la Bible dans un sens ou dans un autre. La théologie et la prédication dépendent des situations culturelles. Plus qu'elles ne les suscitent, ne les amplifient ou ne les freinent (on leur accorde souvent une influence, positive ou négative, excessive), elles les accompagnent et y réagissent positivement et critiquement, en les rattachant à ce que l'on vit dans la foi. Elles ne fondent pas ni ne légitiment une conception du monde. Elles relient celle qui découle de notre culture et de notre expérience avec notre foi en Dieu. La foi biblique nous fait mettre en relation ou en corrélation avec Dieu les situations qui sont les nôtres. Les problèmes, les solutions, les échecs et les réussites ne viennent pas d'elle; elle nous accompagne dans nos cheminements plus qu'elle ne détermine nos chemins. Il ne faut pas surestimer la religion, comme si elle régentait la culture. On ne peut pas non plus isoler la religion de la culture comme si elle se situait en dehors et à côté, La religion est au sein de la culture, elle en fait partie, y représente une dimension, une orientation ou une attitude spécifique, mais non un domaine à part.

André Gounelle
 (Conférence 2002)

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot