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Dieu et les souffrances humaines

 

On n’en finirait pas d’énumérer les catastrophes qui s’abattent sur les êtres humains et les souffrances qu’ils subissent. Ces dernières années, se sont enchaînés à un rythme effrayant tsunamis, tremblements de terre, ouragans, épidémies, famines, guerres, massacres, attentats, émeutes et violences urbaines. Les journaux, la radio, la télévision, dans leurs bulletins d’informations, dessinent une image sinistre, calamiteuse et angoissante de notre monde. Qui peut encore croire au progrès et cultiver l’optimisme ? Je ne suis pas certain qu’aujourd’hui soit vraiment plus terrible que hier. Mais quoi qu’il en soit, beaucoup en ont le sentiment ; ils trouvent que les choses vont de mal en pis et qu’elles ne peuvent que se dégrader. Le présent inquiète, l’avenir nous fait peur. Partout et de plus en plus, le malheur semble l’emporter et confirmer le constat sobre et sombre de Freud : « la vie est dure ».

D’où la question que ne peuvent manquer de se poser les croyants : Où est Dieu dans tout cela ? Que fait-il ? Est-il indifférent, absent, inexistant ? Est-il insensible à nos souffrances collectives ou individuelles ? Ce monde pénible et cruel n’apporte-t-il pas chaque jour le plus net et le plus catégorique des démentis à l’affirmation chrétienne qu’il y a un Dieu qui nous aime et qui s’occupe de nous ?

En fait, la question n’est pas nouvelle. Depuis ses origines, l’humanité se la pose. Elle se trouve peut-être à la source, en tout cas au cœur de toutes les religions qui la méditent, y réfléchissent, essaient d’y répondre. Pour m’en tenir à la tradition judéo-chrétienne, dans l’Ancien Testament, des prophètes interpellent presque insolemment Dieu : « vas-tu, enfin, te décider à intervenir ? » Job au milieu de ses désastres se demande, dans une longue et émouvante plainte, comment comprendre la présence et l’action de Dieu. Jésus sur la Croix s’écrie : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Au seizième siècle, à une époque où la peste emporte un tiers des européens et les guerres un deuxième tiers, le protestant Ligier Richier a sculpté une statue tombale, elle se trouve à Bar-le-Duc, qui représente un squelette entièrement décharné, debout, dressé un bras tendu vers le ciel avec dans la main un cœur saignant. Le geste se veut probablement d’offrande et de prière, mais malgré les intentions pieuses du sculpteur, on y perçoit une interpellation et une contestation radicales. Le squelette semble s’adresser au ciel et crier : Mais enfin pourquoi ? Pourquoi cette vie torturée avant d’être anéantie ?

Pendant longtemps, on a surtout redouté surtout les catastrophes naturelles ; elles épouvantent, suscitent interrogations, cris de détresse et de révolte : ainsi en 1755, l’effroyable tremblement de terre de Lisbonne, un des plus meurtriers de l’histoire ; en 1902, l’éruption du Mont Pelé qui détruit la ville de Saint Pierre en Martinique ; en 1908, c’est au tour de Messine d’être frappée. Et puis, arrive 14-18, et l’Europe bascule dans l’horreur des guerres modernes, des génocides calculés, des massacres organisés, et des tortures planifiées. On prend conscience que la cruauté des hommes provoque des désastres pires que ceux dus à la nature. On ne se demande plus « comment croire après Lisbonne ? », mais « comment croire après Verdun ? Comment croire après Auschwitz ? ». Ce ne sont plus comme auparavant les séismes destructeurs, c’est l’abominable shoah qui symbolise le mal absolu. Aujourd’hui, nous nous sentons doublement menacés, par la fureur et la folie des hommes d’un côté, et, de l’autre, par les mouvements et soubresauts de la nature. Nous avons conscience qu’une utilisation dangereuse de la nature par l’homme fait que les deux causes de malheur non seulement s’additionnent, mais se nourrissent et se renforcent mutuellement.

Alors, pourquoi Dieu n’arrête-t-il pas, n’empêche-t-il pas tout cela ? À cette question taraudante, qui sans cesse resurgit, les penseurs judéo-chrétiens ont proposé trois grandes réponses. Nous allons les voir successivement.

1

La première est fréquente dans l’Ancien Testament, et elle a été souvent reprise par les chrétiens au cours de leur histoire et jusqu’à aujourd’hui. Elle insiste sur la toute-puissance et sur la souveraineté de Dieu. Elle en conclut que c’est lui qui veut et envoie les catastrophes qui s’abattent sur nous. Il dirige l’histoire du monde et la destinée de chacun d’entre nous. Tout ce qui arrive, il l’a décidé. Quand nous souffrons, c’est sa main qui nous frappe. Toutefois, il n’agit pas par cruauté ou par hostilité à notre égard. Bien au contraire, les malheurs qui nous atteignent témoignent de sa justice et de sa sollicitude. Ils sont à la fois un châtiment et un avertissement. Un châtiment pour nos fautes, nos inconduites, nos dérèglements. Un avertissement pour que nous nous repentions, nous convertissions, et vivions autrement.

C’est ce que pensaient les huguenots des seizième et dix-septième siècles. Après la tuerie de la Saint Barthélémy où beaucoup des leurs avaient péri, après la Révocation de l’Édit de Nantes qui fait d’eux des proscrits ou des clandestins, loin d’accuser leurs persécuteurs, ils se jugent responsables. Ils s’humilient, se déclarent coupables ; si nous avions été vraiment fidèles, disent-ils, si nous avions vécu comme Dieu le veut, alors les choses se seraient passées autrement, nous n’aurions pas eu à souffrir. Nous avons mal agi et nous devons nous repentir. Certains milieux chrétiens tiennent toujours ce genre de discours. Le sida, disent-ils, réaction de Dieu au laxisme sexuel de notre temps. Les tours de Manhattan, réaction de Dieu à l’égoïsme et au matérialisme de l’Occident qui ne pense qu’à l’argent et à la puissance. Les violences urbaines, punition d’une société qui s’écarte de Dieu, le méprise et l’oublie. Dans le célèbre roman de Camus, La peste, qui raconte comment cette maladie s’empare d’une ville, du haut de la chaire de la cathédrale, un jésuite, le père Paneloux, se faisant l’écho d’innombrables sermons prononcés à travers les âges, proclame à ceux que l’épidémie menace et atteint : « vous êtes frappés, c’est votre faute ».

Pour cette première réponse, le mal n’est tel qu’en apparence ; il nous paraît détestable et horrible à cause de notre ignorance ou parce que nous n’y avons pas assez réfléchi. Au fond, en réalité, il s’agit d’un bien masqué ou déguisé. Aussi nous faut-il dépasser notre réaction première et instinctive de refus, de rejet qui n’est pas justifiée. Le scandale doit céder le pas à la compréhension et la révolte se transformer en acceptation. Les hommes souffrent, certes, mais, nous dit-on, leur souffrance n’est ni absurde ni inutile. Elle a des raisons profondes et légitimes ; elle a un sens, une valeur, elle sert à atteindre un objectif souhaitable. Elle évite un mal plus grand, de même qu’on arrache une dent pour éviter une infection généralisée. Elle a une valeur pédagogique, comme les punitions qu’on inflige à un enfant pour l’obliger à travailler ou à redresser sa conduite. Elle sanctionne nos déviances, nos erreurs et, à cause de cela, nous purifie et nous apprend ce qui est juste. Nos malheurs ont donc des effets positifs et bénéfiques. Même si nous n’en comprenons les raisons, même si nous ne percevons pas en quoi ils nous aident, nous devons croire qu’ils concourent à notre bien et louer Dieu, car, tout autant que nos bonheurs, ils témoignent de l’amour qu’il nous porte. Qui aime bien châtie bien, dit le proverbe, et les coups qui nous frappent ne signifient pas que nous sommes maudits ou abandonnés ; au contraire ils témoignent de la bienveillance divine à notre égard. Calvin, torturé par la maladie, disait : « tu me piles Seigneur, mais il suffit que ce soit de ta main ». Ainsi compris, le christianisme est très proche du stoïcisme antique qui, persuadé que tout répond à une logique, accepte les maux, s’y résigne et même y consent parce que, comme le disait le Docteur Pangloss dans le Candide de Voltaire, « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». La foi, estime-t-on ici, entraîne la soumission à ce que Dieu veut, et elle nous invite à aimer nos souffrances car c’est Dieu qui nous les envoie pour notre bien.

Que penser de cette attitude et de cette thèse ? Je ne nie nullement que nous ayons toujours à nous interroger sur nos responsabilités et que personne ne peut se dire totalement innocent. Il me paraît incontestable que l’humanité, par légèreté, par avidité, par méchanceté et par indifférence porte directement la responsabilité de plusieurs des malheurs qui la frappe, Il n’en demeure pas moins que cette première réponse me scandalise et m’horrifie. Trois raisons me conduisent à la rejeter.

D’abord, je trouve faux et indécent de dire à ceux qui souffrent : non seulement vous êtes victimes, mais encore vous êtes coupables, ce qui les enfonce encore plus dans leur malheur et leur désolation. C’est trop, c’est excessif, c’est exagéré. Job a bien raison, et Dieu l’en approuve, de protester violemment contre les discours de ce genre que lui tiennent ses amis. Le plus souvent nous ne méritons pas le bien qui nous arrive ; à l’inverse, il est rare que nous méritions les malheurs qui tombent sur nous.

Ensuite, je refuse cette image d’un Dieu à la main lourde, qui punit à tour de bras, qui sévit sans pitié et avec démesure, semblable à ces parents qui maltraitent leurs enfants parce qu’ils ne sont pas, c’est vrai, sages comme des images. Elle me paraît contredire le message biblique. Même si l’Ancien Testament présente parfois un Dieu très sévère, il reste pour lui miséricordieux et non impitoyable, lent à la colère et nullement prompt à châtier. Et si l’évangile nous annonce et nous apprend quelque chose, c’est bien que le Dieu de Jésus-Christ n’a rien d’un justicier tortionnaire. Je trouve délirantes ces spiritualités, à vrai dire et heureusement devenues rares aujourd’hui, qui préconisent le dolorisme, qui chérissent les souffrances, qui vont parfois jusqu’à inviter à les rechercher, à se les infliger à soi-même pour plaire à Dieu. Quelle image en ont-elles et en donnent-elles ?

Enfin, si cette première réponse, effectivement, peut s’appuyer sur quelques textes de l’Ancien Testament, Jésus lui-même la rejette catégoriquement. Quand ses disciples, voyant un aveugle-né, lui demandent : « « qui a péché, ses parents ou lui, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répond « ni lui ni ses parents », et avant de le guérir, et il invite à l’examen de soi, à la repentance et à la conversion non pas l’infirme mais les bien-portants. Pour l’évangile, Dieu n’est pas celui qui punit, mais celui qui sauve, non pas celui qui envoie la souffrance mais celui qui en délivre.

2

Je passe maintenant à la deuxième réponse. Elle apparaît au Moyen-Âge et se développe à l’époque moderne. Elle déclare que Dieu ne veut pas les souffrances, qu’il n’envoie pas les malheurs, mais qu’il ne les empêche pas de se produire. Il ne s’y oppose pas, il les tolère parce qu’il veut que ses créatures soient libres, responsables et qu’il entend pleinement respecter l’autonomie du monde. Il nous l’a remis, et si des malheurs et des catastrophes se produisent, c’est parce que nous ne savons pas bien le gérer et que nous prenons des mauvaises décisions.

À la suite d‘Isaac Louria, qui a vécu et enseigné au seizième siècle en Palestine, des théologiens juifs de la kabbale parlent du tsim-tsoum, du retrait de Dieu. Dieu crée, disent-ils, en se retirant, comme la mer en reculant laisse la plage livrée à elle-même. Il ne submerge pas ses créatures par sa présence et sa puissance, il s’en va et leur permet, ainsi, de se mouvoir à leur guise, d’agir comme elles l’entendent. Il rétracte et restreint son être, il le diminue, l’amoindrit, le comprime ou le contracte. Il s’éclipse, se fait discret, il n’intervient pas ni ne s’impose. Il nous laisse prendre nos décisions, il nous permet de devenir majeurs et responsables. Il renonce à exercer son pouvoir dans toute son étendue, un peu comme un souverain absolu qui abandonnerait une partie de ses prérogatives à un gouvernement démocratiquement élu. Si on aime vraiment quelqu’un, on le laisse exister à sa manière ; on ne le contraint pas. Dieu prend ainsi un risque, celui qu’un jour ou l’autre tous les parents doivent accepter, quand leurs enfants grandissent, s’éloignent de la cellule familiale qui les protège certes, mais qui aussi, à un certain moment, les étouffe ou les emprisonne s’ils ne la quittent pas. Lorsque les choses tournent mal, ce n’est pas un châtiment divin ; c’est nous qui avons commis des erreurs et en subissons les conséquences. Nos malheurs ne sont pas des punitions qui nous seraient infligées, comme le dit la première réponse, ils découlent de notre liberté, un don merveilleux dont nous faisons un mauvais usage. Lorsque nous ressentons l’absence de Dieu et que nous nous lamentons parce qu’il ne vient pas à notre secours, nous n’acceptons pas notre condition, nous n’assumons notre dignité de créatures libres et responsables.

Ce thème du retrait de Dieu a été repris de nos jours par le philosophe juif Hans Jonas, dans une conférence publiée sous le titre, Le concept de Dieu après Auschwitz, un émouvante et profonde méditation sur la shoah dont sa mère avait été une des victimes. Du côté des chrétiens, on rencontre des idées voisines, par exemple chez le théologien réformé suisse, Emil Brunner, mort en 1966, qui, reprenant une distinction classique, soutient que Dieu ne veut pas le mal, mais qu’il le permet, parce que la possibilité du mal est la condition nécessaire de la liberté, sa contrepartie inévitable. Ainsi, écrit Brunner, faisant allusion au récit mythique de la Genèse, Dieu ne voulait pas qu’Adam et Ève mangent du fruit défendu. Il ne les a cependant pas empêchés de le prendre, ce qu’il pouvait faire, pour qu’Adam et Ève choisissent, pour qu’ils décident eux-mêmes de l’orientation de leur vie. Aucun de nous n’est forcé, contraint de se comporter comme Dieu veut ; il nous appartient toujours de lui répondre par un « oui » ou par un « non ». Si nous nous tournons vers lui, ce ne doit pas être par obligation, non pas parce qu’il n’y aurait aucune alternative, aucune autre possibilité, mais « de notre propre mouvement ». De même, affirme Brunner, Dieu aurait pu envoyer des légions d‘anges qui auraient évité que Jésus soit arrêté, condamné et crucifié. Il ne l’a pas fait, non pas qu’il aurait voulu l’exécution de Jésus, mais afin de ne pas détruire l’autonomie des humains. En créant le monde libre, Dieu a volontairement renoncé à le régenter. Il limite lui-même sa puissance, pour, je cite, « donner de l’espace à la créature ». Il ne veut pas des marionnettes ou des robots, mais des personnes capables de s’engager et de se déterminer. Supprimer le mal reviendrait à anéantir la liberté parce que le propre de la liberté est de pouvoir choisir entre le bien et le mal.

Brunner est un théologien modeste ; il ne prétend pas connaître le secret de Dieu ni dévoiler les mystères de l’existence. Il a conscience que sa réponse est insuffisante, insatisfaisante et qu’on peut lui adresser quantité d’objections. Si le propre de la liberté est effectivement de pouvoir choisir entre le bien et le mal, s’ensuit-il que supprimer la souffrance reviendrait à anéantir la liberté ? Ce n’est pas évident. Ne peut-on pas imaginer une créature qui soit libre sans devoir en contrepartie souffrir ? Brunner reconnaît que bien des choses nous échappent. Il ne prétend pas apporter la pleine lumière, mais seulement quelques petites lueurs. Il sait qu’il ne dissipe pas l’énigme, mais il espère aider ceux qui sont dans la souffrance à l’affronter sans perdre leur confiance en Dieu et leur certitude de son amour. Il faut que le théologien, le prédicateur admettent leurs limites et leur ignorances. Pour ma part, je suis bien d’accord qu’on ne peut pas tout comprendre et que dans la souffrance il y a toujours quelque chose d’inexplicable et d’inacceptable. Toutefois, je me demande si cette deuxième réponse, malgré des aspects séduisants, n’obscurcit pas plus qu’elle n’éclaire. Elle accumule les difficultés et trois d’entre elles m’empêchent de la retenir.

D’abord, si on peut effectivement soutenir que les hommes portent la responsabilité, par leur inconscience et leur mauvais choix, des affrontements sociaux et de la menace écologique et de nombreux malheurs, il n’en va pas de même des catastrophes naturelles. En quoi l’épidémie de peste que raconte Camus découle-t-elle d’erreurs humaines ? En quoi un raz de marée, un tremblement de terre, une éruption volcanique, un ouragan relèvent-ils de notre responsabilité ? Et comment peut-on dire qu’ils assurent notre autonomie ? Ils la détruisent plutôt ; s’ils ne s’en produisaient jamais, nous ne serions pas moins, mais plus libres.

Ensuite, que dire de parents qui voyant leurs enfants dans une profonde détresse diraient : « ils sont majeurs, ils ont fait leurs choix, c’est leur affaire, je ne m’en mêle pas », et qui les abandonneraient à leur sort quand il peuvent les aider ? Curieuse manière, vraiment, de les aimer, de respecter leur dignité et leur liberté. Le pasteur Wilfred Monod, le père de Théodore Monod, a ici une comparaison très parlante. Un père, dit-il, peut laisser son enfant s’engager dans une entreprise aventureuse malgré les risques et les dangers qu’elle comporte, parce qu’il estime le moment venu de le traiter non en mineur mais en adulte. Mais si, rentrant tard la nuit, son enfant se fait agresser à la porte de son domicile, et si le père, entendant ses cris, n’intervient pas, on ne peut pas dire qu’il respecte la liberté et les décisions de son enfant. Il se rend coupable de « non assistance à personne en danger ».

Enfin, l’évangile ne nous parle pas d’un Dieu lointain et absent, d’un Dieu qui s’abstient, se retire, s’éloigne et déserte la place pour la laisser libre, mais d’un Dieu proche et présent, qui s’engage, qui vient à nous, nous accompagne, nous soutient, nous réconforte. Souvenons-nous du thème de l’Emmanuel, qu’on mentionne toujours à Noël et qui sert à caractériser Jésus le Christ. Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous, nous avec Dieu, et non pas Dieu et l’homme distants, séparés l’un de l’autre, chacun menant son existence sans l’autre.

3

J’en arrive à la troisième réponse. J’ai le sentiment qu’elle prédomine dans le Nouveau Testament. On la rencontre dans le christianisme primitif, puis elle a été oubliée, abandonnée, parfois condamnée et rejetée, avant de resurgir dans la première moitié du vingtième chez le pasteur français Wilfred Monod, que j’ai déjà cité, et plus récemment chez les théologiens du Process, un courant actuel de la pensée protestante anglo-saxonne. C’est d’elle dont personnellement je me sens le plus proche, tout en reconnaissant qu’elle a aussi ses faiblesses, qu’on peut légitimement lui opposer des objections et qu’elle est loin d’être parfaite.

Cette troisième réponse affirme que les catastrophes qui s’abattent sur nous et sur notre monde ne viennent pas de Dieu. Il ne les envoie pas ni ne les tolère ; il ne les veut pas ni ne les permet. Elles se produisent contre sa volonté, parce qu’il ne peut pas les empêcher de se produire ; il n’en a ni les moyens ni le pouvoir. Elles sont l’œuvre de puissances ou de forces hostiles à Dieu, qui s’opposent à lui autant qu’elles le peuvent. Nous ne pouvons rien dire sur leur origine, il y a là un mystère qui nous échappe. Ce qui est clair, c’est qu’elles sont en lutte contre Dieu, qu’elles contrecarrent et entravent son action. Ainsi, dans une des paraboles racontées par Jésus, le propriétaire d’un champ constate que de l’ivraie, une plante vénéneuse, s’est mêlée au blé, et il déclare : « c’est un ennemi qui a fait cela ». Ce champ figure évidemment le monde, que l’ennemi de Dieu empoisonne, où il sème le mal et répand la souffrance. L’apôtre Paul mentionne souvent ces forces hostiles à Dieu et aux hommes ; il les appelle tantôt dominations, autorités, puissances, tantôt principautés, seigneurs ou prince des ténèbres. Il compare l’histoire du monde à une vaste bataille où le Christ affronte les adversaires de Dieu, et l’Apocalypse développe encore plus des images de ce genre. Dans la Bible, il est à plusieurs reprises question du diable et des démons. Il s’agit, bien sûr, de thèmes et de figures mythologiques qu’on ne peut ni ne doit pas prendre à la lettre, mais la mythologie exprime sur un mode fantastique quelque chose de juste, à savoir que Dieu ne maîtrise pas entièrement les gens, les événements et les choses, que ce monde non seulement n’est pas conforme à sa volonté, mais la contredit constamment.

Mais, objectera-t-on, un croyant, un chrétien, un penseur peut-il vraiment adopter cette réponse et la faire sienne? Ne va-t-elle pas contre les enseignements les plus constants, les mieux établis de la religion et de la philosophie ? Dieu n’est-il pas, par définition, tout-puissant, comme le disent le catéchisme que nous avons appris, le credo que nous récitons, la doctrine de tous les monothéismes, et comme l’affirment également de nombreux dictionnaires et manuels de philosophie ? En fait, cette affirmation que Dieu se caractérise par la toute puissance, bien que très répandue, et généralement admise me paraît tout à fait contestable. Elle résiste mal à l’examen. Elle ne correspond ni à l’expérience sur laquelle s’appuie le philosophe ni au témoignage biblique qu’analyse le théologien.

L’expérience, en effet, nous apprend avec évidence que dans ce qui arrive, le hasard, l’accident heureux ou malheureux joue un rôle important. À tout moment, nous constatons que dans la nature, dans l’histoire, dans l’existence de chacun de nous, il y a interaction de divers facteurs, de nombreuses causes, de plusieurs agents et non pas un déterminisme unique qui aurait tout décidé d’avance. L’univers n’est pas semblable à jeu de marionnettes dont Dieu ou le destin, ou la nécessité tirerait toutes les ficelles. Il est un mécanisme ou plutôt un organisme complexe, fait d’un grand nombre d’éléments à la fois plus ou moins autonomes et en constante interrelation ; chacun intervient, joue un rôle, influence et modifie les autres. Il n’y a pas un seul acteur, tous les êtres ont une part de responsabilité. Ils dépendent certes des circonstances extérieures, mais en même temps, ils y réagissent, les modifient et contribuent, chacun pour sa modeste part, à l’édification du monde.

Quant à la Bible, dans un livre remarquable, publié en 1999 aux éditions du Cerf, le pasteur Étienne Babut a montré qu’elle ne parle pas de la toute-puissance de Dieu. Ce sont les traducteurs qui l’ont, en toute bonne foi, introduite dans nos versions en rendant par « tout puissant » le mot hébreu El Shaddai et le mot grec pantocrator. El Shaddai est un terme énigmatique. Il signifie très probablement le montagnard ou le montueux et serait une allusion au fait que Dieu, selon l’Ancien Testament s’est révélé à Moïse et lui a donné sa loi sur le sommet du Sinaï. Pantocrator désigne, en grec, le gouverneur d’une province ou le capitaine d’un navire qui ont, certes, l’un et l’autre de l’autorité, et même beaucoup d’autorité, mais qui ne peuvent pas tout. Leur puissance est considérable, néanmoins elle a des limites. De plus, pantocrator est employé essentiellement dans le livre de l’Apocalypse qui parle du monde futur et non de la situation actuelle. Pour la Bible, s’il y a une toute-puissance de Dieu, ce n’est pas maintenant, aujourd’hui, ce sera plus tard, à la fin des temps, lorsque Dieu, comme l’écrit l’apôtre Paul, sera totalement en tous, c’est-à-dire en toutes choses et en tout être.

En attendant, certes, Dieu agit ; mais il n’est pas tout puissant, il ne peut pas tout. Le malheur qui nous menace, nous angoisse et parfois nous atteint durement arrive contre sa volonté, sans sa permission. Il est son ennemi comme il l’est le nôtre. Avec nous, il se bat et se débat contre le mal. Selon cette troisième réponse, la conviction qu’inspire la foi, c’est qu’en nous et dans le monde, les forces négatives ne l’emporteront pas, n’auront pas le dernier mot, que toujours une résurrection vaincra et dépassera les Croix, que tous les vendredis saints que nous vivons seront suivis d’une Pâques qui les surmontera, changera les situations les plus bloquées et ouvrira des perspectives nouvelles. Comme le déclare l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains, aucune difficulté, aucune catastrophe, aucun malheur ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu nous a manifesté en Jésus le Christ. Rien n’arrivera à nous détruire définitivement et absolument, ni à empêcher le Royaume de Dieu, c’est à dire un monde qui ne connaît pas le malheur, de s’approcher de nous, de s’implanter et de grandir parmi nous.

Dans cette ligne, Albert Schweitzer, le docteur de Lambaréné, a souvent souligné que l’évangile est à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste, car il constate que le monde ne va pas bien, qu’il est à la proie de forces négatives et destructrices, que la maladie, la misère, l’injustice, l’égoïsme, la sottise y font des ravages. Il n’est pas conforme à la volonté divine. Optimiste, parce qu’il pense qu’il y a quelque chose à faire, que nous devons espérer et lutter, que cela en vaut la peine, parce que si le monde résiste à la volonté de Dieu, néanmoins Dieu y agit et nous mobilise pour l’améliorer. D’où l’importance dans le Nouveau Testament du thème du salut (je rappelle qu’étymologiquement, salut veut dire retour à la santé du malade) : notre monde va mal, travaillons à le guérir. Et Schweitzer note que si intellectuellement, on peut juger que cette combinaison de pessimisme et d’optimisme manque de cohérence, qu’elle présente une vision du monde qui laisse subsister de nombreux problèmes, par contre, dans la pratique, elle est singulièrement efficace et féconde. Pour le docteur de Lambaréné, le christianisme n’est pas tant une doctrine explicative, qu’une éthique, qu’une action, qu’inspire et anime une mystique, c’est-à-dire le sentiment d’un présence, celle de Dieu, qui met en marche et au travail, qui insuffle engagement, ardeur et persévérance.

*   *   *

Voilà donc les trois réponses qu’ont proposées les chrétiens à l’énigme et au scandale de la souffrance. Selon la première, Dieu la décide et envoie le mal, mais c’est pour notre bien, afin de nous avertir, nous corriger et nous redresser. Pour la deuxième, Dieu ne veut pas la souffrance, mais il la permet, parce qu’elle est la condition et la contrepartie de la liberté humaine. Enfin, la troisième estime que la souffrance n’est ni décidée ni permise par Dieu, qu’elle arrive contre sa volonté, qu’il ne peut pas l’empêcher, mais qu’il lute contre elle.

À chacune de ces réponses, on peut opposer quantité d’objections et faire remarquer, à juste titre, qu’elle laisse subsister de nombreux problèmes. Mais, en suivant ici les suggestions d’Albert Schweitzer, je voudrais, en terminant, ne pas les jauger tellement à leur capacité d’explication théorique qu’aux attitudes pratiques qu’elles engendrent. Dans cette perspective, je conclurai en évoquant deux thèmes : celui de la Providence, celui de l’engagement chrétien.

Dans les religions magiques, la providence donne l’assurance qu’on est protégé, à l’abri, que rien de fâcheux ne nous atteindra. Au contraire, le chrétien se sait exposé et vulnérable comme tout le monde. Regardez ce qu’a subi l’apôtre Paul. : faim, maladie, dénuement, naufrages, persécution, coups et blessures, et probablement exécution. Il n’a pas été préservé et il ne s’est jamais attendu à l’être. Jésus lui-même n’a pas été épargné.

Pour la première réponse, il nous faut apprendre à voir dans nos souffrances des signes de la bienveillance divine, c’est sa providence qui nous les envoie. La deuxième réponse dira que Dieu pour ne pas amoindrir ou détruire notre liberté, nous laisse nous débrouiller tout seuls, comme des grands. Parce qu’il entend respecter l’autonomie du monde, sa providence n’agit pas ou n’agit qu’exceptionnellement, ce qui devant l’ampleur du malheur est plutôt décourageant, car nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et avons conscience de ne pas peser bien lourd. Dans les deux cas, nous sommes démunis, sans recours, et sans espérance. Selon la troisième, dans nos difficultés, nos angoisses et nos peines, Dieu nous accompagne et nous soutient. Il partage nos difficultés et nos peines ; il les porte avec nous, en nous, et nous insuffle le courage nécessaire pour les affronter. La providence ne veut pas dire que rien de mal ne nous arrivera, mais qu’en toutes circonstances, Dieu nous donnera la force de faire face. Aussi nous faut-il à la fois avoir confiance et tenir bon.

En ce qui concerne l’engagement ou la militance des croyants, la première réponse estime que le monde, avec ses institutions et ses événements, reflète la volonté de Dieu. Elle pousse donc les croyants à l’accepter, à y consentir. La foi ne se révolte pas, elle n’agit pas, elle s’incline, se résigne, se soumet même quand elle ne comprend pas. C’est Dieu qui l’a voulu, dit-elle. La deuxième réponse parce qu’elle estime que Dieu n’agit pas ni n’intervient dans le monde, qu’il se trouve ou se rencontre ailleurs, favorise une spiritualité qui s’en désintéresse ; la foi se préoccupe de vie intérieure ou de spéculations célestes, mais guère des réalités de ce monde, puisque Dieu ne s’y manifeste pas. Au contraire, la troisième nous mobilise, nous demande de nous mettre au travail, d’agir et de réagir, parce qu’ainsi nous participons au combat de Dieu pour un monde où le malheur, l’horreur et l’épouvante régressent.

Si j’ai une préférence pour la troisième réponse,c’est que plus fortement, me semble-t-il, que les deux précédentes, elle a le mérite de souligner que la souffrance n’est pas d’abord une énigme à résoudre ; elle est essentiellement, principalement, avant tout une réalité que l’évangile nous demande de combattre et de faire reculer. À la différence du stoïcisme, le christianisme n’est pas un fatalisme qui accepte ce qui est ; à la différence des religiosités contemplatives, spéculatives, ou méditatives, il n’est pas une fuite ou une évasion dans un univers spirituel sans grand rapport avec la réalité. Il est une espérance active pour l’homme et pour le monde.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot