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Tu aimeras ton prochain comme toi-même

 

Lorsque j'étais étudiant en théologie, un de nos professeurs nous répétait souvent : « À côté de nombreuses obscurités, on trouve dans la Bible des textes tellement clairs qu'ils se passent d'explications et de commentaires ». Il donnait comme exemple : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». « Un enfant de cinq ans, disait-il, comprend cela du premier coup; tout ce que vous y ajouterez sera inutile et superflu ». Je crois qu’il avait tort. Que cette parole soit claire n’empêche pas qu’il y a beaucoup de choses à en dire. Je vais en examiner successivement chaque mot, d’abord « toi-même », puis « comme », ensuite « prochain » et enfin « tu aimeras ».

Toi-même

Il nous faut, certes pas principalement ni d'abord, mais aussi, nous aimer nous-mêmes, avoir de l'amour pour notre propre personne. Souvent, on préfère de ne pas le souligner. En effet, chaque être humain tient énormément à lui-même et il importe de combattre plutôt que d'encourager ce penchant naturel.

Que l'égoïsme et l'amour-propre soient largement répandus, c'est évident, mais expriment-ils un véritable amour de soi ? Ce n’est pas sûr. Souvent, nous éprouvons de la déception ou de la rancœur envers nous-mêmes, parce que nous avons le sentiment de n'être pas à la hauteur de nos ambitions et de nos idéaux. Nous acceptons mal nos limites, nos défaillances, nos échecs, nos torts. Nous nous en voulons parce que nous n'arrivons pas à devenir ce que nous voudrions être, parce que nous ne dépassons pas la médiocrité. Au chapitre 3 de la Genèse, le serpent touche une corde sensible quand il déclare à Adam et Eve que s'ils mangent du fruit défendu, ils deviendront comme des dieux. Nous avons tous, plus ou moins consciemment, le désir d'être pour notre conjoint, nos enfants, nos collègues et connaissances comme des dieux, c'est à dire des êtres parfaits, brillants, irréprochables, pourvus de qualités exceptionnelles. Et nous nourrissons une sourde et profonde animosité contre nous-mêmes parce que tel n'est pas le cas.

« Notre cœur nous condamne », dit la première épître de Jean, en ajoutant immédiatement : « mais Dieu est plus grand que notre cœur ». Lorsque notre cœur nous condamne, Dieu nous pardonne. Quand nous nous détestons, Dieu nous aime. Le message évangélique dissipe cet amour propre qui se veut sans défauts. Il nous apprend à accepter nos misères, nos manquements, nos incapacités. Sans nous croire impeccables, sans nous prendre pour plus que nous valons, nous avons à nous aimer tels que nous sommes, comme Dieu nous aime, c'est à dire faibles, petits, et défectueux.

Comme

Je reprends ici une remarque intéressante du philosophe luthérien Hegel. On estime en général que « comme » se rapporte à « aimer » et qu’il indique la manière dont il faut aimer. Hegel suggère de le rattacher plutôt à prochain ; il nous dirait alors ce que représente pour nous le prochain. La phrase de Jésus ne signifierait donc pas « tu aimeras ton prochain autant que toi », mais : « tu aimeras ton prochain comme faisant partie de toi, parce qu'il est un élément de ta propre existence ».

Aucun de nous, en effet, n'est séparé de ceux qui l'entourent, nous ne sommes pas comme une île que la mer isole des autres îles et du continent. Nous ressemblons plutôt à un carrefour où débouchent différentes routes. Les routes qui s'y croisent déterminent la forme du carrefour et il reçoit d'elles son activité. De même, ce que nous apportent les autres, les rencontres que nous faisons, les relations que nous entretenons façonnent et enrichissent notre personnalité. Nos proches ne se trouvent pas seulement devant nous, à côté, vis-à-vis, en face ou au dehors de nous, ils sont également en nous, dans notre cœur, dans notre esprit, dans notre vie. Ils sont certes différents de nous ; nous leur disons « tu », et pourtant ils sont aussi présents dans notre « moi », ou dans notre « je ». Nous les portons en nous, ils nous sont à la fois extérieurs et intérieurs.

Cette impossibilité de nous couper des autres, de nous dissocier d'eux fait que notre attitude et nos sentiments envers nous-mêmes coïncident en partie avec notre comportement et nos dispositions à leur égard. Quand nous les haïssons, nous ne nous aimons pas vraiment nous-mêmes ; lorsque nous nous détestons nous-mêmes, nous n'aimons pas les autres parce qu'ils font partie de nous. De même, quand nous leur faisons du mal, nous nous nuisons à nous-mêmes ; lorsque nous les méprisons, nous nous déprécions nous-mêmes. Il en va de même pour Dieu : quand nous l'aimons, nous apprenons à nous aimer, et quand nous ne nous aimons pas, nous n'arrivons pas à l'aimer. Le « comme » nous indique que l'amour de Dieu, l'amour du prochain et l'amour de soi s'appellent et s'impliquent mutuellement (les deux commandements sont « semblables »).

Prochain

Luc nous raconte qu'un jour, un docteur de la loi a demandé à Jésus « qui est mon prochain? ». Jésus a répondu en racontant la parabole du bon samaritain. Du temps de Jésus, les rabbins discutaient beaucoup de la définition du mot « prochain ». Pour les uns, il désignait tous les êtres humains, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, à quelque peuple ou à quelque religion qu'ils appartiennent. D'autres, moins larges, plus restrictifs considéraient comme leurs prochains seulement les membres du peuple d'Israël ; ils excluaient les « païens », ceux que l'Ancien Testament appelle les « nations », autrement dit les « non juifs ». Enfin, pour des rabbins très stricts, très étroits, le prochain se limitait à celui qui appartenait à la même secte, à la même communauté, au même mouvement ou au même courant qu'eux. Ils rangeaient tous les autres, juifs ou païens, parmi les adversaires de Dieu, qu'ils devaient haïr, rejeter, combattre ; ils ne voyaient pas en eux des prochains à aimer.

Dans la parabole, chacun des personnages est identifié, qualifié : il y a les brigands, le prêtre, le lévite, le samaritain, l'hôtelier. Un seul fait exception : le blessé qui gît au bord de la route. Nous ne savons pas s'il est païen, juif, membre d'une secte ; nous ignorons son métier, ses occupations. En ne donnant aucune indication sur son identité, Jésus apporte une réponse parfaitement claire à la question controversée que soulève son interlocuteur. Le prochain n'est pas celui qui appartient à telle ou telle catégorie, c'est celui, quel qu'il soit, que l'on croise sur sa route, que l'on peut voir avec ses yeux, toucher avec ses mains, entendre avec ses oreilles, parce qu'il se trouve dans le même lieu que nous. C'est celui qui a besoin de nous, de notre aide, de nos secours, parce qu'il est dans la détresse et qu'il souffre. Le prochain se définit selon l'étymologie du mot, par sa proximité physique, spatiale. N'allons donc pas le chercher au loin, c'est le voisin, c’est celui que l'on côtoie, avec qui on a des contacts et des échanges directs.

Il me semble, mais il s'agit là d'une interprétation que tous ne partagent pas, qu'on peut aller plus loin. Nous comprenons toujours que « prochain » désigne un autre être humain, autrement dit un semblable. Or, il n’est pas dit « tu aimeras ton semblable », mais « ton prochain ». Parmi nos prochains, il y a certes nos semblables, nos frères et sœurs en humanité, mais aussi des êtres différents, d'autres créatures, les animaux, les végétaux si souvent agressés, maltraités, torturés par les humains, comme beaucoup de nos semblables ; ils gisent, eux aussi, blessés et souffrants, sur les bords de nos chemins et de nos villes, victimes de notre avidité et de notre cruauté. Dans un des sermons de Lambaréné, Albert Schweitzer souligne que le décalogue dit non pas « tu ne tueras pas d'autres hommes », mais « tu ne tueras pas » tout court et que cela s'applique à tous les vivants. Je sais bien que nous sommes obligés d'exploiter la nature pour vivre, de tuer pour nous nourrir, nous ne pouvons pas faire autrement. Il n'en demeure pas moins que nous devons nous interroger aussi sur notre comportement à l'égard de ces autres créatures. Elles habitent le même espace que nous, elles nous sont proches au moins par l'expérience de la douleur, et nous leur infligeons bien des blessures et des massacres inutiles. Pour moi, elles font partie de ces prochains qu'il nous est demandé d'aimer.

Tu aimeras

J’en arrive au mot le plus important et le plus difficile : « tu aimeras ». Est-ce réaliste et possible ? Le philosophe protestant Kant a écrit que l'amour ne se commande pas et qu'en faire un « devoir » n'a pas de sens. Nous comporter honnêtement, droitement, équitablement envers les autres, nous montrer justes et bienveillants à leur égard, les aider quand ils en ont besoin, tout cela nous comprenons bien que nous devons nous y efforcer, même si ce n'est pas toujours facile, Par contre, comment raisonnablement nous prescrire de les aimer ? Il y a des gens pour qui nous n'avons aucune sympathie, pour qui nous éprouvons de l'aversion, qui nous sont odieux. C'est plus fort que nous, nous n'y pouvons rien. Éviter de leur porter tort, nous conduire convenablement avec eux, oui, d’accord, mais jamais nous ne les aimerons. On ne peut pas imposer, ordonner, obliger d’aimer.

Kant a raison. Quand on voit dans cette parole un commandement, une loi à observer, elle devient accablante, désespérante, elle enfonce dans la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité. Or l'évangile n'est pas la mauvaise nouvelle de notre faute, mais la bonne nouvelle de notre délivrance. Pour bien comprendre ces paroles sur l'amour, de même que celles du décalogue et celles du sermon sur la montagne, il faut y voir non pas une loi mais une prophétie. Elles ne nous disent pas : « voilà ce que tu dois faire, comment tu dois vivre », en nous imposant des exigences impossibles. Elles nous disent plutôt : « voilà ce que Dieu va opérer en toi, voilà ce qu'il a commencé et qu'il continuera à faire : il te rendra aimant ». Luther a souligné que la loi et l’évangile disent l’une et l’autre la volonté de Dieu, mais se distinguent en ce que la loi ordonne et que l’évangile donne. Le « tu aimeras » doit se conjuguer au futur et non à l'impératif. Il ne s'agit pas d'une obligation écrasante, mais d'une promesse réjouissante. Nos cœurs de pierre, Dieu les transformera en cœurs de chair. Il fait de nous de nouvelles créatures capables d'aimer parce que nées de Dieu. Nous recevons de lui chaque jour la force et les impulsions qui feront naître et grandir l'amour en nous, qui nous feront avancer vers l'harmonie, la communion et la paix où il veut nous conduire. Cette parole « tu aimeras » ne nous met pas un lourd fardeau sur nos épaules, elle nous annonce une bonne nouvelle.

 

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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